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Presence

Candy Store Rock

Voilà un morceau que j'ai longtemps considéré comme le vilain petit canard de Presence. Une chanson maudite dont j'ai toujours été incapable de me rappeler la moindre note à moins de l'avoir entendue deux minutes avant, le noir complet, systématiquement. Les rares fois où je daignais l'écouter, coincée qu'elle était entre un Nobody's Fault but Mine plus puissant et un Hots On For Nowhere impeccable, elle ne m'évoquait pas grand chose, sinon peut-être quelques comparaisons peu flatteuses, du genre "Trampled Under Foot unijambiste" (unijambiste toi-même!), pour le côté mécaniquement entraînant (mais grippé), ou "Heartbreaker nain qui casse rien", à cause de l'accumulation compulsive des vices de forme. Et en trente ans, pas une seule version live pour nous donner envie de s'y replonger, hormis le petit clin d'oeil tardif de Page et Plant au festival de Montreux 2001, lors d'une soirée-hommage aux disques Sun (tiens tiens!). Ainsi donc, les amateurs de gros son, de riffs cinglants et de rythmiques cinglées, déjà bien malmenés depuis le début du disque, en sont une fois de plus pour leurs frais. Il faut dire que Candy Store Rock - le Rock du Marchand de Bonbecs - nous renvoie directement à une époque lointaine où les guitares double-manche, les murs d'amplis Marshall et le porno du samedi soir relevaient encore de la science-fiction, une époque que l'on appelle communément par chez nous "le bon vieux temps du rock'n'roll". Ici, quand Jimmy Page envoie la purée, sa virtuosité brouillonne et presque gauche me rappelle complètement le soliste de l'âge de pierre qui sévissait sur les disques de Bill Haley (oui, j'ai des lacunes en rock'n'roll), dont les bricolages ressemblaient plus à de frêles caisses à savons dont les freins pouvaient lâcher à tout moment qu'aux délires en tapping à huit doigts qu'on enseigne maintenant à tous les mômes dans les écoles. On sait bien qu'au temps béni des premiers rockabillies, une fille dont la jupe montait un peu au dessus des genoux ou un simple déhanchement d'Elvis Presley engendraient systématiquement des scènes d'hystérie collective, et trois accords de guitare empruntés à Hank Williams et lâchés au bon moment pouvaient faire du premier blanc-bec en blue jeans venu un terroriste ou un messie. Tout à fait dans l'esprit minimaliste mais fougueux des pionniers, Candy Store Rock est peut-être le titre le plus dépouillé de l'histoire du Zep, pas d'overdubs, pas de chichis, et tant pis pour les pains - bon, c'est quand même Led Zeppelin qui joue et pas l'orchestre de baloche du cousin du beau-frère - tant que l'énergie circule. Ca sent la première prise, ça sent la poudre, je ne vois vraiment pas, quand je l'écoute maintenant, comme j'ai pu passer à côté d'une telle merveille pendant si longtemps, le plus chouette étant peut-être la guitare impulsive et imprévisible de Jimmy Page, qui traverse le morceau comme une tornade, ou plutôt, comme un comédien à moitié timbré qui aurait décidé de jouer tout seul et à toute vitesse tous les rôles de la pièce. Le petit truc en plus, c'est qu'il n'est pas tout seul, le groupe apparaît même ici soudé comme jamais, à la fois souple comme une liane et tendu comme un slip, une vraie leçon de "tight but loose" en somme - concept initialement inventé pour essayer de mettre en mots l'imprévisibilité rigoureuse, le sérieux délirant du Zeppelin en live, mais qui décrit aussi parfaitement l'ambiance du morceau. Candy Store Rock est donc bien un morceau 100% pur Led Zep, et pas un simple pastiche rockab' éventé, même si Robert Plant fait beaucoup d'efforts pour être dans le ton, avec cet écho extra piqué à l'Elvis des Sun Sessions et ces paroles crétines truffées de doubles sens dans le genre "viens goûter mon sucre d'orge" (c'est même bien pire que ça en réalité). Led Zeppelin sait donc encore rigoler, et surtout, faire du Led Zeppelin sans pour autant se répéter. A la réécoute, ce Candy Store Rock me fait aussi un peu penser à un tout petit film amateur visionné cet été au musée Picasso de Paris, où l'on voyait l'artiste, à Vallauris, se saisir d'un vase fraîchement façonné pour lui tordre le cou et en faire une colombe. Ca durait une minute à tout casser, c'était magnifique, et au même titre que chacun des collages, peintures ou sculptures du maître, le résultat était bien entendu un Picasso à part entière. De la même façon que Pablo Picasso aura mis toute une vie à retrouver la spontanéité artistique d'un môme de cinq ans, il aura donc fallu attendre l'avant-dernier album de Led Zeppelin pour que le groupe sache enfin jouer, sans calcul, de tout son coeur et de toutes ses tripes, ce foutu rock'n'roll qui scella le destin de chacun de ses membres à l'âge des jeux de cours d'écoles et des bonbons qui collent aux dents.

Hots on for Nowhere

La fille vous dit bonjour et vous avez ce sourire bête pour le reste de la journée - vous savez bien. Ecouter Hots on for Nowhere, c'est comme tomber amoureux. Elle n'a pas nécessairement les mensurations d'un mannequin mais il y a quelque chose, dans l'écartement de ses yeux, dans la façon dont ses lèvres se plissent, peut-être dans sa voix, qui vous a chamboulé d'emblée. Le morceau est tout sauf une ressucée du Chien Noir, ou de la Chanson de l'Immigré, ou que sais-je encore, et pourtant, on reconnaît tout de suite ce style typiquement pagien qui nous a déjà tant de fois mis à genoux à la grande époque, musique tonique et subtilement goudronneuse qui saura prendre dans nos coeurs la place que The Ocean ou Celebration Day avaient occupée autrefois. C'est reparti. Alors que sur Achilles Last Stand, Led Zep semblait arc-bouté sur ses principes, un peu fébrile quand même, que sur Royal Orleans, Bonham et Jones tentaient la sueur au front de raviver le souvenir des nuits chaudes de New Orleans, alors que le groupe, morceau après morceau, est monté doucement en puissance, obstinément agrippé à ses doudous rock, blues ou funk, selon les moments, ce titre-là est complètement évident, évident comme une caresse ou comme des yeux qui brillent. Et finalement, c'est peut-être ça qui distingue la musique zeppelinienne du tout-venant heavy-rock, l'évidence - le charme, un truc qui ne pousse pas forcément au pied des murs d'amplis ou entre les cordes des guitares à trois manches. Plant en a à revendre ici, il nous ressort ce fameux sourire enjôleur qui, trente ans après, fait toujours craquer les filles aux quatre coins du globe, et surtout, il a encore trouvé une mélodie incroyable, pratiquement un genre de rap, mais en version fifties, sacré flow le Robert, jouant tout du long avec ses cordes vocales comme si c'étaient deux élastiques. C'est lui, au moins autant que Bonzo, qui donne sa souplesse rythmique à la chanson, grimpant et dévalant les octaves tel un chariot de grand huit, félin, agile comme un joueur de belouze, complètement dans l'esprit faussement foutraque et désinvolte mais authentiquement virtuose du Candy Store Rock qui vient de s'achever. Décidément, Robert Plant est un peu (...beaucoup) plus qu'une grande voix et/ou une grande gueule du rock, c'est vraiment avant tout un musicien inspiré, devenu en quelques années aussi visionnaire et minutieux que son pote Jimmy. C'est aussi grâce à lui que Presence, l'album à guitares composé par Page, tient debout. Cela dit, comme la plupart de ses voisins d'album, Hots on for Nowhere n'est pas forcément l'une des oeuvres les plus cotées du Zeppelin, un peu moins déluré que Celebration Day, moins vlan dans tes dents que ne l'était The Ocean, pour ne citer que deux de ses glorieux aïeux. Il a pourtant montré qu'il avait les reins aussi solides que n'importe quel rock du groupe lorsque Page l'a repris, sans Plant, sans Bonzo, sans Jonesy, au cours de sa tournée avec les Black Crowes, en l'an 2000. Joué par les Black Crowes, joué par le Zep, un titre évident, séduisant, disais-je, de ceux qui donnent l'illusion de se construire au fur et à mesure à partir d'un simple riff de guitare, au gré des fantaisies et du (grand) talent de ses interprètes, en piochant comme ça vient dans le jazz (mais un jazz explosif à la Wanton Song, écoutez-moi cette walking bass du diable au milieu de la chanson), le funk (et là on dit merci Bonzo - beaucoup plus naturel et convaincant que sur Royal Orleans ou même The Crunge), et bien sûr, dans le rock'n'roll des origines, histoire de battre encore et toujours le fer rougi et travaillé sur les cinq morceaux précédents. Et le Page pompier pyromane de 1976! Le Page au four et au moulin, aux fines murailles fenderiennes violemment zébrées de graffiti rageurs - ces soli sauvages que même en live, il n'avait osé nous offrir jusqu'ici... Le musicien accompli, revenu de tout et surtout des productions parfaites de l'ère Houses of the Holy/Physical Graffiti, et qui craint de moins en moins de salir ses beaux morceaux tout neufs, si ça peut nous faire plaisir. Il est grand, notre plaisir, à l'écoute de ce titre. C'est comme tomber amoureux, un peu, mais sans les complications qui vont avec. Plaisir pur et simple, une bonne dose, ça tombe bien, il nous faudra au moins ça pour endurer la fièvre et les frissons du flippant Tea For One...

Led Zeppelin

Tea For One

Voilà donc pourquoi le Zep avait tenu à reprendre deux titres de Willie Dixon dès son premier album, pourquoi, sur chaque galette ou presque, ils nous avaient offert au moins un blues, alors que rien ne les y obligeait, pourquoi tous les soirs depuis 1970, ils ont préféré jouer ce Since I've Been Loving You toujours un peu trop long et trop démonstratif, plutôt qu'un des rocks irrésistibles dont ils ont le secret : ils s'entraînaient. Ils accordaient, patiemment, leurs muscles et leurs âmes en attendant l'instant propice, ce moment magique où il n'y aurait plus qu'à ouvrir les micros et à lâcher les guitares pour capter l'essence du blues, sans frime ni second degré. Le blues, le vrai, suinte déjà du demi-riff rock qui fait office d'introduction, lourd, poisseux, aussi incongru (mais indispensable) que ceux de Candy Store Rock ou Royal Orleans ("vous venez avec vos questions, je viens avec mes réponses", pourrait nous répondre le Jimmy Page de Munich), le funk sombre et boueux des entrailles de la Terre. La suite, sur le papier, ressemble presque note pour note à une version allongée et assouplie de Since I've Been Loving You. Pendant des années, je n'ai pratiquement pas entendu la différence entre les deux, et je crois bien que je préférais même l'original, pour son côté original, précisément. A toute première vue, Tea for One serait un peu comme une suite genre film hollywoodien à succès, un blues électrique encore plus long, encore plus lent, encore plus "mineur". Sauf qu'en fait, c'est tout le contraire, avant tout une humble merveille sombre et subtile. On n'en est plus à se poser des questions sur le jeu blues de Bonzo ici, sa frappe est pesante et retenue à la fois, horlogerie monumentale et sensible égrénant douloureusement les secondes comme si c'étaient des heures. Page parti d'emblée en solo suggère les notes plus qu'il ne les joue, il y a un feeling à la BB King là-dedans, dans cette façon d'aller choisir chaque note, de la saisir, l'articuler avec soin, pour mieux l'oublier dans la microseconde qui suit, sans maniérisme mais avec science, tact, et surtout un respect infini pour l'univers musical visité. Sur Since I've Been Loving You, la guitare savait déjà chuchoter, mais c'était pour mieux nous coller au mur l'instant d'après d'une rafale lespaulienne balancée fortissimo. A l'image de ses voisins d'album, Tea For One est beaucoup moins spectaculaire. L'ambiance trouble du morceau le rapprocherait plutôt de No Quarter ou Ten Years Gone, en plus intimiste et torturé encore - pas du blues noir, pas du blues blanc, mais un blues gris en transit perpétuel entre la langueur et la rage contenue. La guitare rythmique de Page, jouée du bout des doigts, glissant comme ça d'un haut parleur à l'autre, est encore plus belle, peut-être, que les soli profonds et passionnés qu'il a disséminés tout au long du morceau, elle tisse d'un bout à l'autre sa propre part d'ombre, s'emballe, s'effrite, se cabre parfois, et vaut autant par ses harmonies subtiles que par les respirations et les résonances qui accompagnent ses trajets. De la musique vivante, en liberté, alors que le piège du pastiche stérile pointait à chaque mesure, vivante mais patraque, déployée avec la lenteur cauchemardesque d'une créature informe des grands fonds marins, nourrie aux gaz toxiques, et préservée de l'effondrement par la basse cartilagineuse de John Paul Jones - le JPJ impeccablement sobre des grands soirs. Plant semble une nouvelle fois le plus engagé des quatre, majestueusement abattu, il chante sans fard et sans détour cette mélancolie sans fond qui vous tombe parfois dessus sans prévenir, pour une minute ou pour une vie, que vous soyez clochard ou rock-star. Enfiévré, pris dans une substance rythmique qui semble pouvoir s'étirer et s'étirer à l'infini, il est parfaitement en phase avec ses partenaires, beaucoup plus direct et profond à la fois que sur la plupart des vieux titres cafardeux du Zep, Sick Again en tête. Et ce Tea For One est donc encore une excellente conclusion d'album, qui résume Presence avec beaucoup d'intelligence : un retour aux sources du son zeppelinien, qui n'a pas oublié pour autant les fastes et la sophistication de Houses of the Holy et Physical Graffiti. Une façon brillante et juste un peu anticipée de boucler la boucle.

Led Zeppelin

Led Zeppelin - Presence

> Achilles Last Stand > For Your Life > Royal Orleans > Nobody's Fault but Mine > Candy Store Rock > Hots On for Nowhere > Tea For One

Achilles Last Stand

Munich, novembre 75, studios Musicland : Led Zeppelin a toujours les crocs. Au point d'attaquer directement le nouvel album par le plat de résistance, cet Achilles Last Stand de dix minutes que beaucoup considèrent comme le dernier grand classique du groupe (...et In the Evening alors?). Epique est le premier mot qui vient à l'esprit, à l'écoute de cette cavalcade dont le mouvement rappelle un peu The Song Remains the Same - à ceci près que la virtuosité tranquille et insolente qu'on entendait sur Houses of the Holy, et encore pas mal sur Physical Graffiti, s'est entre temps - et au fil des épreuves - chargée de bile, de tension, de hargne, ce qui nous renverrait plutôt à la rage rock du premier album. Page, Bonham, Jones, Plant, quatre quasi-cavaliers de l'Apocalypse qui déboulent de front et à fond de train, avec l'air de partir en guerre, à la reconquête d'un territoire grignoté par les premiers sauvageons punk. Plutôt que d'attaquer la jeunesse débraillée sur son propre terrain, le groupe fait ici dans l'utra-Zep, bien décidé à jouer plus haut, plus vite, plus fort, une version à la fois concentrée et rallongée de la recette testée sur No Quarter et approuvée sur les nombreux morceaux longs de Physical Graffiti. La batterie de Bonham a rarement cogné aussi fort, mais à ses côtés, les guitares mulitpliées par Page et la basse galopante de John Paul Jones font au moins autant de raffût. Ce qui impressionne, encore plus que la maîtrise technique et l'énergie déployées par chacun des musiciens, c'est la puissance et la précision de l'ensemble, qui semble répondre au doigt et à l'oeil à un chef d'orchestre invisible, pas Page, pas Bonham, pas (encore) Jones ou Plant, peut-être le Diable ou un dieu du tonnerre quelconque. Le délire de grandeur atteint aussi Robert Plant, déjà un solide gaillard à la base, rendu carrément immense ici par un usage habile de la réverb et des overdubs. Le temps de cette chanson, il retrouve même curieusement le timbre clair et perçant de l'époque Led Zep IV, comme si le temps, les blessures et les coups du sort accumulés en huit ans de carrière (le dernier en date, qui l'aura cloué sur un fauteuil roulant pour toute la durée des répétitions et de l'enregistrement de l'album, aurait bien pu lui coûter la vie, et il y en aura d'autres) n'avaient eu en définitive aucun effet sur lui. A vrai dire, le groupe entier paraît très en forme, sa musique est plus puissante et complexe que jamais. Je suppose qu'on pourrait décrire sur des pages et des pages l'invraisemblable symphonie de guitares composée par Page, il y a, entre autres, dans le désordre et en stéréo, de gros riffs distordus joués à la vitesse de l'éclair, de la slide, des pédales wah-wah, et encore toutes sortes d'effets spéciaux et de sonorités électroniques... On pourrait aussi parler du solo ou essayer de raconter comment la science rythmique de Bonzo (et de ses acolytes, à vrai dire on ne sait plus vraiment lequel entraîne les autres) permet aux innombrables sections, tantôt plombées, tantôt aériennes, tantôt fulgurantes, de s'enchaîner sans heurts, suivant la formule magique inaugurée avec Stairway To Heaven, et de chasser l'ennui qu'on redoute toujours un peu quand nous arrive un morceau de cette taille-là. Je suppose qu'on peut sincèrement s'extasier devant un ouvrage aussi colossal, et même le considérer comme l'oeuvre la plus achevée du groupe. Pour ma part, je dirais qu'à force de vouloir nous en coller plein la vue, Led Zeppelin a fini par rompre l'équilibre subtil qui faisait de The Battle Of Evermore ou Immigrant Song des chansons plaisantes malgré leur grotesque thématique guerrière. Achilles Last Stand, au final, c'est un genre de peplum pour les oreilles, vraiment bien fait, trucages balaises, irréprochable, mais bon, un peplum quand même, et c'est peut-être celui de trop. Un peu partout dans le monde, d'ailleurs, une multitude de jeunes musiciens a déjà commencé à se révolter contre la course à l'armement qui gangrène le rock des années 70 pour revenir aux sources du mouvement. Comme on connaît déjà la fin de l'histoire, on sait bien que cet Achilles imposant ne sera donc en réalité qu'une ligne Maginot rock, mais son architecture alambiquée nous rappelle malgré tout à quel point le talent de ses bâtisseurs était grand.

Led Zeppelin

For Your Life

Maintenant que tout le monde est bien rassuré sur la capacité intacte du groupe à dérouler du chef d'oeuvre au kilomètre, le spectacle - le vrai - va pouvoir commencer. Longtemps, j'ai cru que le Zep pressé de Presence avait mis tellement de jus dans l'Achilles qui précède qu'il ne lui en restait plus une goutte pour finir l'album. Il faut dire que jusque là, les chansons de Led Zeppelin, en principe, c'était quelque chose : un son fourmillant, crépusculaire ou titanesque selon les besoins, aux enchevêtrements harmoniques et rythmiques de plus en plus inextricables - le sommet étant peut-être ce fameux délire achilléen, des mélodies à tiroirs démentes comme des architectures lovecraftiennes, et puis, avant toute chose, partout, des riffs, lourds, légers, gentils, méchants, mais de ces combinaisons de cinq ou six notes qui ouvraient d'emblée à Jimmy Page les portes de nos impressionnables cervelles. Le beurre, l'argent du beurre, et parfois bien plus encore, on avait des morceaux qui envoyaient aussi bien sur la hi-fi dernier cri du voisin que sur un mange-disque fatigué, on en a déjà pas mal parlé ici et ailleurs. Les vieilles chansons du Zep, c'était quelque chose... Or, sur ce For Your Life, il n'y a presque plus rien. On parlait de riff, bon, à première vue, celui-ci serait plutôt du genre modèle de série, simple, efficace, sans génie particulier. La chanson? Certainement pas leur meilleure composition, un truc assez plat et répétitif, malgré l'enchaînement ininterrompu de séquences diverses et de figures façon programme libre des Jeux Olympiques d'hiver, un truc plus compliqué que réellement complexe, pas exactement une de ces chansons faites de bric et de broc mais qui tiennent debout comme par magie genre Over the Hills and Far Away. Et pourtant, elle tient. Prenez Led Zeppelin, enlevez-lui ses riffs imparables, enlevez-lui ses mélodies parfaites, enlevez tout ce qui brille, qu'est-ce qui reste? Il reste Led Zeppelin, le groupe. Un groupe qu'on ne connaît que de loin tant qu'on n'a pas entendu Presence. Sur Presence, il y a des chansons pas mal, d'autres pas terribles, mais la vérité est ailleurs, elle est quelque part entre les notes, derrière le mur du son. Paradoxalement, il m'aura fallu un long détour par les musiques nouvelles, l'improvisation libre, pour enfin comprendre pourquoi il y avait ces six minutes vingt de musique derrière Achilles plutôt que rien. Il aura fallu, il y a quelques années de ça, que je me retrouve, un jour, à Chaumont, comme une poule à qui on aurait refilé un cure-dents devant un disque de Derek Bailey et Joëlle Léandre, plein de bruits, de dissonances, de frottements (il n'y avait même que ça) pour découvrir qu'il ne fallait pas confondre musique et chansonnettes, que le chemin était parfois plus beau que l'endroit où il mène, que tout pouvait être musique pour peu que le courant passe. For Your Life, tout, presque tout est dans l'interprétation, dans la connivence, quatre types qui ici n'en font qu'un et jouent précisément comme si leur vie en dépendait, domptant l'électricité avec un aplomb de charmeurs de serpents. Page, armé d'une Stratocaster bleue, sculpte à même le son, à grands coups de vibrato, des paysages mouvants faits de cieux rougeoyants et de roches en fusion, et nous livre une fois de plus un solo redoutable, flamboyant comme aux premiers jours mais chargé des cendres de tous les batailles du Zep. On appréciera aussi les bégayages de Plant, fraîchement descendu de son piédestal et excellent dans son propre rôle, malgré sa voix cassée, et la classe naturelle de John Paul Jones et Bonzo. Qu'importe le flacon, nous disent-ils, et finalement, des jams californiennes débridées de 1969 aux délires funk ou reggae des derniers albums en passant par les reprises de rocks de fins de concerts, ils n'ont jamais rien dit d'autre, ce qui compte, bien plus encore que les morceaux qu'on joue, c'est d'entretenir la flamme. Tout change, tout est toujours à reconstruire, mais au fond, la chanson est restée la même.

Royal Orleans

Aaah, Royal Orleans, un des meilleurs titres de Led Zeppelin... Un de leurs meilleurs titres de chansons, s'entend, dans la catégorie de ceux qui vous font voyager loin. Cela dit, si on m'avait demandé mon avis à l'époque, je l'aurais bien vu s'appeler Funk, ce morceau, de la même façon que Rock'n'Roll s'appelle Rock'n'Roll. Sur le rocker classique de Led Zep IV, le bon rock d'autrefois, attrapé, mâché et craché par la bête Zeppelin, était transformé en un torrent métallique puissant et corrosif (surtout en concert). Ici, le funk des familles semble avoir été compulsivement démantibulé par une bande d'adeptes du cut-up, qui l'ont entrelardé de scories rythmiques diverses et de riffs acides, nerveux, fiévreux comme on n'en trouve nulle part ailleurs que sur Presence. Comme sur The Crunge, auquel on pense forcément, c'est la Strat de Jimmy Page qui fait la loi, mais le son frais, claquant, aguicheur de la grande époque s'est sali en chemin, chargé de mauvaises vibrations, jusqu'à devenir aussi subtilement dérangeant qu'un caillou dans un mocassin, flinguant dès la première seconde cette charmante badinerie. De toutes façons, Royal Orleans a beau être léger (peut-être même un peu léger, pour un morceau de Led Zeppelin), l'heure n'est plus à l'innocence. Il s'agit donc d'un énième récit de troisième mi-temps, une vague histoire de travelo qu'on a pu lire depuis dans tous les bouquins sur Led Zeppelin, et dont, logiquement, on ne devrait rien avoir à foutre - quoi de plus déséspérément sordide qu'une histoire de beuverie qu'on n'a pas soi-même écrite? Ce qui est intéressant, quand même, c'est de remarquer que le funk éparpillé de Royal Orleans ne procure, lui non plus, aucune ivresse. Trop coupé, trop d'impuretés, les petits gimmicks assassins piqués chez les maîtres du genre dérivent à la surface de ce morceau pas vraiment immédiat qui parle finalement beaucoup moins au ventre qu'à la caboche. John Bonham, qui était en feu sur les deux premiers titres de l'album, et qui n'a de leçons de grooves funky à recevoir de personne, tambourine ici en sous-régime. John Paul Jones cimente impeccablement la section rythmique, mais on est loin de la rondeur et de l'élasticité des parties de basse de Led Zeppelin II, où sa fascination pour la musique noire éclatait au grand jour. Cette fois, le timbre est froid, sobre, sérieux, à l'opposé, encore une fois, de l'insouciance qu'on entendait sur The Crunge. Quant à Page, sa passion pour les riffs tourne carrément ici à la perversion. Jusqu'à cet album, les riffs de guitare étaient souvent des invitations au voyage, de somptueuses portes d'entrée sur toutes sortes d'univers bigarrés et foisonnants - ce qui distinguait d'ailleurs Led Zeppelin du commun des groupes de hard rock. Ni beau ni moche, pas vraiment brillant, pas spécialement puissant, celui qui ouvre Royal Orleans n'est pas là pour nous hypnotiser ou pour nous faire plaisir, il est simplement là, c'est une espèce d'excroissance baroque qui fait vaciller la chanson, et finit contre toute attente par s'insinuer en nous comme une aiguille dans une poupée vaudoue. Notre Robert, lui, semble envers et contre tous se délecter de l'aventure scabreuse qu'il est en train de nous raconter. Moins grave, plus graveleux que ses petits camarades, il adopte un ton gouailleur qui lui sied plutôt bien et apporte un peu de chaleur humaine à ce morceau curieusement distancié. Les réjouissances auront duré à peine trois minutes, pendant lesquelles on n'aura pas tout à fait réussi à prendre son pied, mais ce n'était peut-être pas le but de ce morceau qui reste, par sa conception étonnante et l'astringence de ses sonorités, une pièce primordiale du puzzle Presence.

Nobody's Fault But Mine

Après le funk fragmenté de Royal Orleans, voici le blues javellisé, voici Nobody's Fault But Mine. Guitare et fredonnement sont à l'unisson, Page et Plant imitant un bluesman qui imite un orchestre, rien qu'eux deux, comme sur Hats Off to (Roy) Harper ou In My Time of Dying. On dira ce qu'on veut du blues version Zeppelin, qu'il est riche et puissant, qu'il est mécanique, caricatural - moi-même, je suis loin de lui porter un amour inconditionnel - n'empêche que la musique du Diable est pour ces types-là un peu plus qu'un ingrédient parmi d'autres, plongé dans leur marmite juste pour corser la tambouille. Le blues, ce fut, et c'est toujours l'une des obsessions majeures de Jimmy Page et Robert Plant, qui l'ont joué régulièrement, avec Led Zep, en solo ou en duo, et continuent de le faire à chaque fois qu'on leur en donne l'occasion. C'est donc avec un respect intact qu'il se trouve ici (mal)traité par nos chères rock-stars, mais pas question de retourner au grenouillage de bénitier des débuts - il n'y a pas de marche arrière sur un Zeppelin - il sera donc fatalement dégraissé, dépecé, amplifié, nettoyé, jusqu'à obtenir cette complainte abstraite qui renvoie plus, sur la forme, aux odes guerrières du groupe qu'à d'anciens chants du Delta. Le début de Nobody's Fault But Mine pourrait aussi faire penser à un agrandissement de vignette à la Roy Liechtenstein, mais qui aurait été débarrassé de son tramage, de ses aspérités, de son message, pour n'être plus qu'une surface plane uniformément colorée, un cri pour le plaisir de crier. L'irruption subite d'un tandem basse/batterie aussi souple que puissant achève le boulot, et expédie pour de bon la chanson par delà le bon et le mauvais goût. Souple, puissant, précis, Jimmy Page ne l'est pas moins, lorsqu'il se met à tortiller son riff dans tous les sens, pour le contraindre à se couler dans les méandres tracés par ses acolytes de la section rythmique. Plus fort encore, il s'est mis en tête de jouer à lui tout seul et en une seule prise de guitare la multitude de plans qu'il a comme à l'accoutumée imaginés pour ce morceau, ce qui lui donne une spontanéité live relativement inédite dans l'oeuvre du Zeppelin en studio. Mais la force de ce Nobody's Fault But Mine, qui est aussi celle de For Your Life, ou du Candy Store Rock qui suit, c'est d'aller un peu au delà de la simple variation sur les versions live des classiques rock du groupe et de faire entendre, en plus de l'osmose parfaite entre les musiciens et des perpétuels numéros d'équilibre sur le fil du rasoir, un son nouveau, faussement épuré mais authentiquement vicieux et pénétrant, et des idées de composition tordues dans la lignée de Physical Graffiti. Il suffira d'écouter ce rythme rendu méticuleusement épileptique par Bonham et Jones, lorsque ressurgit le motif lancinant du début, ou cette gestion plus rigoureuse que jamais des silences et des coups de grisou pour s'en convaincre. Si le morceau tourne donc bien vite à l'orgie zeppelinienne typique, le parfum du blues ne s'est pas tout à fait évaporé, et il réapparaît là où on ne l'attendait pas forcément, dans le chant très sincère et très beau du grand Robert Plant. A travers les paroles elliptiques de ce blues sans âge, il se livre, nous parle avec une élégance crue de la solitude et des tentations de la vie sur la route, et comme souvent sur Presence, sa voix, débarrassée des tics et des chichis de ses blues d'autrefois, nous accroche instantanément. Il chante magnifiquement le doute et les remords, mais c'est quand même le Diable qui aura le dernier mot, sur le solo d'harmonica qui vient dynamiter la portion médiane du morceau - probablement la meilleure partie d'harmonica jamais jouée par Plant, dont on évoque trop rarement les talents d'instrumentiste. Tant qu'on parle de sauvagerie, le solo de Jimmy est une autre merveille, un cobra qui se lève et bondit sur sa proie, évoquant par moments ces brillantes impros à l'emporte-pièce que le maître livrait souvent en concert. Mais dites-donc, le Zeppelin rocke toujours comme aux premiers jours, et ce Nobody's Fault But Mine déchaîné, même s'il pourrait facilement faire une ou deux minutes de moins, me semble finalement un candidat très sérieux au titre convoité de meilleur classique méconnu de la seconde période du groupe. Non?