La première fois que j'ai entendu Bron-Yr-Aur, ce n'était pas sur un disque de Led Zeppelin, mais dans un film sur Led Zeppelin. Une des plus belles séquences de The Song Remains the Same, en fait, où ce numéro aérien à la guitare folk accompagnait en douceur le trajet du groupe sur les autoroutes urbaines qui mènent au Madison Square Garden. Le morceau n'est pas juste un petit en-cas champêtre, il donne une impression de plénitude fragile et procurerait presque le même plaisir amer que la dernière cigarette du condamné. Vous vous souvenez du Bron-Y(r)-Aur Stomp de Led Zep III? Tout le monde était là autour du feu à rigoler, à taper dans les mains, le vieux chien de Plant qui vous léchouillait les doigts, tout ça... Cinq ans après, que reste-t-il de cette belle insouciance? Deux ou trois pensées suspendues d'avant concert, à l'arrière d'une limousine de location... Bron-Yr-Aur est aussi un moment important de Physical Graffiti. On y retrouve le raffinement sonore extrême du morceau précédent, dans un enchaînement astucieux du genre "marabout-bout de ficelle" typique du disque 2. Loin de la chaleur de Led Zeppelin III, la guitare spectrale aux contours changeants de Jimmy Page égrène un folk hors du temps qui vaut aussi par son interprétation étonnamment nerveuse et engagée. Venant d'un producteur aussi avisé et d'un instrumentiste aussi brillant que Page, ce contraste entre le son, désincarné, mystérieux, et la rudesse du jeu de guitare interpelle forcément. Comme si le Zep ne pouvait pas simplement sortir les guitares et jouer, comme si les fantômes, les groupies et tout le rock'n'roll circus devaient forcément s'inviter à la fête. C'est exactement ce que montrent aussi les images du set acoustique d'Earls' Court, en avril 75, sur le DVD. Quatre musiciens qui échangent des regards complices, assis sur de bons vieux tabourets en bois et filmés tout du long en plan serré, on s'y croirait presque à nouveau, à Bron-Yr-Aur, mais leurs habits de lumière et le murmure de la foule nous rappellent en permanence qu'on est dans l'arène avec les fauves. Peut-être qu'on avait été un peu naïfs de penser, jusqu'ici, que les chuchotements de Plant et les bruissements de la guitare sèche de Page n'étaient destinés qu'à nos seuls creux d'oreilles... Alors pour cette fois, on va faire encore comme si, on va y rester un peu, dans cette petite bulle de nostalgie, hors du temps et hors du monde. Ne soyons pas comme l'imbécile du proverbe chinois qui, lorsqu'on lui montre le génie sur la scène, regarde le cottage en carton pâte qui est derrière...
Pour tous les "oubliés des vacances", le Secours Populaire organise chaque été des excursions en bus à la Mer du Nord. Led Zeppelin fait encore mieux : il écrit des chansons. Témoin, cette exquise balade emmenée par un piano électrique rêveur et cette magnifique guitare tremblotante comme une assiette de jelly. Balade, comme une promenade, hein : on s'y croirait tout à fait, en train de flâner gentiment quelque part au bord de la Mer du Nord ou du Channel. Même la bête Bonham s'est changée pour l'occasion en un gros nounours débonnaire, qui frappe imperturbablement ses tambours comme les vagues battent les falaises. Pour le coup, on le trouverait presque pataud, notre Bonzo, surtout en comparaison des autres, qui font passer en douce, sous la surface lisse de la chanson, plein de petites fioritures charmantes qui empêchent la monotonie de s'installer pour de bon. John Paul Jones, en particulier, est passé maître dans l'art de richement décorer les chansons du groupe sans les alourdir. Et de réactiver chemin faisant, aux côtés de la guitare jumelle de Jimmy, toutes sortes de bons souvenirs épars : le piano de Lennon sur Imagine, de vieilles berceuses de boîtes à musique, ou ces blues ancestraux que nous chantaient nos mamans... Il faudra quand même tendre l'oreille, car Down by the Seaside est tout le contraire de ces morceaux attrape-touristes avec effets stéréo à gogo et couleurs chatoyantes comme il y en avait tant sur les deux premiers albums. Pas non plus un de ces trucs trompeurs qui vous cueillent en douceur pour finalement vous expédier au septième ciel - genre Stairway to Heaven ou In the Light. Non, cette chanson-là restera tout du long - ou presque - au niveau de la mer, comme les discrets That's the Way ou Bron-Yr-Aur auparavant. Ambiance des heures creuses, il faut savoir aimer la douceur de ces cinq minutes de répit sous le ciel blanc. Page, Jones et Bonham assurent tranquillement, donc, Plant n'est pas mal non plus. Brillamment nonchalant lui aussi, il se contente ici avec bonheur de faire le minimum syndical. A la rigueur, on pourra quand même trouver déplacé qu'un type comme lui, qui allait pratiquement chercher sa demi-baguette en jet privé à la grande époque, vienne nous conseiller de mettre la pédale douce et d'aller écouter "ce que disent les petits poissons" (maintenant, au moins, on sait à quoi il occupait ses soirées pendant que ses potes saccageaient leurs chambres d'hôtel). Au moment où on commence à se dire que vraiment, la chanson fonctionne pas mal, Page et Bonzo sortent subitement du rang et se mettent à bâtir à toute vitesse un édifice rock aussi inattendu que parfaitement anodin, dont la seule fonction est d'être en fin de compte balayé façon château de sable par le retour fracassant de Jonesy et de la guitare au trémolo mollasse. Entre-temps, il y a eu un solo de guitare - comment il fait déjà le solo de Down by the Seaside? - et Plant a même un peu chanté - mais on n'a curieusement gardé aucune trace des paroles, ni du reste d'ailleurs, car la chanson a repris son cours normal. Voilà, c'est ça Physical Graffiti, on a du temps devant soi, des bières au frais et plus rien à prouver, alors on s'amuse, on mélange, on invente, et vous avez plutôt intérêt à aimer parce que ça va être comme ça jusqu'à la fin maintenant.
Ca commence par quelques accords de guitare en suspension, comme un bon vieux Rain Song, ou un Tangerine électrifié, ou, tiens, comme une de ces premières versions en public, humbles et intimistes, de Stairway to Heaven. Ten Years Gone, dix ans ont passé, on aurait tant de choses à se dire qu'on ne sait pas trop par où commencer - d'où ces silences tendus, chargés d'électricité, ces sonorités qui vacillent, balbutient, font la conversation à tâtons. Et voilà le Page que je préfère, l'artisan, penché sur son instrument, cherchant avec obstination la phrase la plus juste, tellement meilleur (ENCORE meilleur!) que l'effronté flamboyant qui pérorait par dessus les rengaines de Baez ou Dixon, aux débuts du Zep. Bien sûr, il sait toujours parfaitement où il va - nous aussi, d'ailleurs, on pressent l'armée de guitares qui gronde là-dessous, le faux calme trompeur d'avant l'orage. La retenue de Robert Plant, l'autre (anti-)héros de ce début de morceau, impressionne autant que le jeu sobre de son compère. Si certains humoristes se vantent de pouvoir faire marrer les gens rien qu'en leur lisant l'annuaire, lui parviendrait presque à nous coller la larme à l'oeil pour de bon avec ses salades poético-nostalgiques sur le temps qui passe - il était pourtant plus crédible en gamin déluré sur The Ocean, a priori. En tout cas, en six ans de Zeppelin, lui aussi a progressivement appris à rentrer un peu sa hargne juvénile, à jouer son blues autrement qu'en balançant systématiquement ses tripes sur la table comme le premier boucher-charcutier venu. Le temps qui passe, les gens qui partent, et tous les sentiments qui vont avec traversent en permanence ce filet de voix tendu, cassant, sublime, qui évolue tout en finesse dans un entre-deux indéfinissable de cri et de murmure. A l'image de Plant, la chanson restera toujours sur les mêmes terres joliment bosselées que des titres comme Rain Song ou No Quarter, sur l'album précédent : même quand Bonham se met à cogner et que les guitares commencent à remplir l'espace, le morceau prend ce qu'il faut d'ampleur pour nous tenir en haleine sans jamais basculer machinalement dans le mélodrame électrique. Et l'air de rien, au fil des overdubs de Page et des petites subtilités de tout le monde, la chanson va ainsi monter continuellement en puissance pendant près de sept minutes. Ca doit être pour ça qu'elle me rappelle autant Stairway to Heaven. Peut-être aussi à cause de ce solo évident, limpide, une chanson dans la chanson, un poème doux-amer qui mène - comme celui de Stairway - au sommet sonique du morceau, une merveilleuse partie de hard rock mélancolique aux guitares plombées par le doute. Et puisque Jimmy est au mieux de sa forme, il nous offre juste après un nouveau solo aussi lyrique et poignant que le premier - et les gratteux en herbe reprendront une petite leçon de feeling au passage. Vous en connaissez beaucoup, vous, des guitaristes capables de faire pleurer tout un mur de Marshall comme ça? Il y aurait peut-être Slash, mais il lui reste pas mal de chemin à faire avant de pouvoir écrire une chanson de ce calibre. Il faut dire que Ten Years Gone est l'une des toutes meilleures du groupe. Un morceau-somme, un monument qui revisite, aussi brillamment que Stairway en 1971, les multiples pistes musicales explorées par le Zep depuis ses débuts, du folk au jazz en passant par le blues et le rock, mais qui est aussi et avant tout un des moments les plus authentiquement émouvants de Physical Graffiti.
A peu près au moment de la sortie de Physical Graffiti, il y a eu cette fameuse interview de Jimmy Page par William Burroughs, dans laquelle l'écrivain suggérait notamment à Page d'aller découvrir in situ les musiciens-magiciens gnawas du Maroc - ce qui fut fait dans la foulée, d'ailleurs. Rencontre aussi incongrue que logique, finalement, entre deux demi-fous qui partagent, entre autres choses, le goût des assemblages alambiqués et hétéroclites et une certaine tendance au brouillage de pistes systématique. Pourquoi, là, je parle de Burroughs? Peut-être parce que ses Cités de la Nuit Ecarlate (1981) récemment bouquinées m'ont furieusement fait penser, dans leur construction, au Physical Graffiti de Led Zep, à moins que ce ne soit l'inverse. Au départ, exploration balisée des quelques obsessions habituelles - on a un peu de hard rock, une histoire de pirates, puis cette enquête haletante sur fond de magie, un vieux blues électrique, etc. Et puis progressivement, la machine commence à s'emballer et les récits, les époques, les sensations, les goûts s'entrechoquent et s'entremêlent pour ne plus former qu'une seule entité grotesque, protéiforme et, au final, monstrueusement cohérente. Night Flight arrive donc après ce grand dérèglement, après des trucs insensés comme Kashmir ou In the Light, et le moins qu'on en puisse dire, c'est qu'il enfonce le clou. C'est encore un de ces morceaux à la fois délicieusement familiers et totalement indéfinissables, dans la lignée des toniques Houses of the Holy ou Celebration Day. Visiblement, le type qui a décrété que les chants les plus désespérés sont les plus beaux n'avait jamais écouté Led Zeppelin... Car de la même façon que les Cités de la Nuit Ecarlate restent jusqu'au bout un bon roman d'aventure -si l'on n'est pas trop tatillon sur la chronologie - ce Night Flight est avant tout un vieux rock'n'roll tout ce qu'il y a de direct et jouissif. Essentiellement à cause de ces savoureuses guitares pagiennes servies en tranches épaisses, quasiment sudistes, le genre de morceaux qu'on avalait couramment en ces années d'avant la vache folle et le mauvais cholestérol. Bonham et Jones, de leur côté, nous la jouent un peu fromage et dessert. Le premier, en inventant pour l'occasion une sorte de rythmique proto-hip-hop qui ne peut évidemment pas s'empêcher de muter en cours de route, entraînant avec elle toute la chanson dans ses faux départs, ses envolées délirantes et ses atterissages d'urgence. Le second, en tentant de recoller les petits bouts de couplets joyeusement éparpillés par son comparse, au moyen d'une partie d'orgue dont la puissance et l'onctuosité mêlées peuvent rappeler Your Time is Gonna Come sur le premier album. On ne sait pas trop ce que chante Plant, j'ai juste compris qu'à un moment, quelqu'un lui colle un flingue dans la main - citation oblique et gratuite de Hey Joe qui produit pourtant le même effet sur l'organisme que les grattes vintage de Page. On est dans la comédie, presque dans la farce : comme les privés et les pirates de Burroughs, Plant est une fois de plus un un comédien en représentation, une caricature plaisante composée à partir de fantasmes et de souvenirs de petit garçon. Et une fois de plus, ça fonctionne à merveille, on en redemande, et ce qui est chouette, c'est qu'avec les morceaux suivants, on va en avoir encore un peu...
The Wanton Song, la chanson gratuite, comme la violence du même nom, tiens donc! Une chanson du genre pas sortable, qui commence déjà bien mal en pillant sans vergogne le grand méchant riff d'Immigrant Song. Rien qu'à la paronymie entre les deux titres, on aurait dû se douter que c'était le même genre de marchandise. La même cause, ou presque, produisant presque les mêmes effets, nos tympans se trouvent une nouvelle fois passés à tabac par une rythmique monobloc particulièrement brutale, mais l'auditeur attentif remarquera tout de même de subtiles nuances dans la maltraitance : au pilonnage en règle à coups de marteau divin se substitue ici une série de mandales dans la face on ne peut plus directes - question de rythme tout ça. N'empêche que venant de n'importe qui d'autre que Led Zeppelin, on l'aurait trouvé scandaleux, ce morceau, (auto-) plagiat éhonté, un Immigrant Song sans les immigrants, qui - apparemment - n'a rien d'autre à faire entendre qu'une menace diffuse et sans fondement, un truc de décérébrés qui n'aurait gardé de l'original que l'énergie cinétique, laissant toute l'imagerie et la poésie (hum!) au vestiaire, encore un coup à inciter les fils et filles de la République à sortir cramer poubelles et abribus, quoi! Rien à dire, rien à penser, juste cette rage communicative qui continue de bouillonner sur l'étrange refrain sans paroles qui ponctue occasionnellement la chanson. Etrange par sa couleur, radicalement différente de celle du couplet : Bonzo et Jones tiennent à peu près le rythme sans se poser de questions, mais Page, lui, se met à dérouler des suites d'accords jazzy totalement décalées dans ce contexte rock. Il fallait bien qu'il la mette, sa poignée de sable dans la machine - tel un machiavélique docteur Kellog oubliant systématiquement des grains de maïs dans son four pour réinventer les corn flakes, lui lâche négligemment au milieu du boucan ces quelques plans ultra-léchés, histoire de voir si après le hard rock, il n'y aurait pas moyen, par hasard, d'inventer le "hard-jazz"... Evidemment que non, ça ne donne rien d'autre que du grand n'importe quoi à la Lemon Song, et il ne faudra pas s'attendre à ce qu'un tel mariage contre-nature puisse donner une descendance viable. Cette chanson qui commençait comme la plus clinquante des imitations du Zep est donc en fait un autre de ces morceaux composites mais inimitables, infalsifiables, rendus merveilleux - in extremis - par la cohésivité et la rigueur rythmique remarquables du quatuor. Alors, si Wanton Song est une copie, ce doit être une copie à la Warhol, une boîte de soupe Campbell dont l'essentiel de la beauté réside dans les artefacts, les déviances par rapport au modèle, à savoir, ici, toutes ces digressions mélodico-rythmiques, ce solo sympa mais anodin dont la version studio d'Immigrant Song avait su faire l'économie, ou encore l'érotisme machinal des hurlements de Robert Plant. On pourra toujours préférer l'immédiateté d'un Good Times Bad Times ou d'un Communication Breakdown bien saignant, et regretter que le groupe ait si rapidement déserté le créneau du hard rock de base, n'empêche que Wanton Song résonnera quand même très fort dans la tête de ceux qui auront su suivre le Zeppelin dans ses délirants voyages musicaux.
Alors voilà, c'est un boogie. Avec Stu, alias Ian Stewart - le 6ème Rolling Stone - au piano. Ca, c'est pour la théorie. En pratique, les sonorités bizarres de la batterie de Bonzo nous rappellent dès le départ qu'on est chez Led Zeppelin et pas au troquet du coin de la rue en train de subir un boeuf de blues-rockers arthritiques sur le retour. Les dix premières secondes, donc, sont particulièrement intrigantes : on nous annonce une petite jam champêtre, et on tombe nez à nez avec cette rythmique de beatbox de l'âge de pierre - le genre d'engins que Léonard de Vinci bricolait probablement dans le garage de ses parents avec trois bouts de bois, un élastique et deux casseroles étant enfant. Très étonnante, venant du grand John Bonham, qui d'habitude nous cogne de si jolies petites mélodies sur sa batterie, cette pulsation quasiment robotique qui aurait tout aussi bien pu sortir d'une machine-outil de l'époque. La guitare qui se pose par dessus est dans la même veine mécaniste, jouant un blues de boîte à musique, et bâtissant inconsciemment des ponts de singe entre Kraftwerk et Hound Dog Taylor que nul n'osera jamais traverser, à l'exception, peut-être, du regretté Chris Whitley bien des années plus tard. Le facteur humain est à rechercher du côté de ce bon vieux Stu, qui s'était déjà fait remarquer en faisant le fou sur le cousin Rock'n'Roll de Led Zeppelin IV. Pour sûr, Boogie With Stu sans le Stu, c'est plus Boogie With Stu. Il faut l'entendre, ici encore, martyriser son vieux piano de maison de joie, balancer ses notes un peu au petit bonheur et toutes les rattraper au dernier moment, jouer au chat et à la souris avec la rythmique rigoriste de Page et de ses hommes... Lui, en tout cas, a l'air de s'amuser comme un môme, et on est vite tenté de faire pareil. Plant est de bon poil aussi. Comme pour les enfants en bas âge, il faut apprendre à décoder ses hurlements : là, par exemple il nous crie sa joie de chanter encore et toujours ce foutu vieux rock'n'roll qui, dix ou quinze ans auparavant, a si spectaculairement chamboulé son existence. Et puis après, il y a cette mandoline qui prend un excellent solo aussi enlevé et spontané que ceux de Stewart. Que vient-elle faire ici, me demandera-t-on ? Plein de réponses possibles. Si ça se trouve, c'est pour faire comme sur Led Zeppelin III, parce que c'était quand même bien, ou peut-être est-ce un hommage à Sleepy John Estes, grand bluesman de son état, dont le Zep avait déjà enregistré The Girl I Love She Got Long Black Wavy Hair pour la BBC en 1969. Peut-être aussi qu'ils ont sorti les mandolines parce qu'en acoustique ou en électrique, au synthé ou à la Les Paul Standard, ou à la mandoline, Led Zeppelin reste toujours Led Zeppelin, et comme certains défricheurs du free-jazz à la même époque, ses membres semblent se faire un devoir de casser les vieilles habitudes et les rôles prédéfinis en apprivoisant sans cesse de nouveaux instruments et en essayant en permanence de nouvelles combinaisons. Cela dit, la combinaison gagnante du Boogie With Stu, on est quand même bien content de la retrouver presque telle qu'elle sur le morceau suivant, le très bon Black Country Woman...
Ah, qu'est-ce qu'on aura pu fantasmer sur cette Femme du Pays Noir! Le Pays Noir, tous les nuls en géo le savent, c'est cette lointaine contrée imaginaire située quelque part entre l'Inde, le Maroc et le Pays de Galles, où Led Zeppelin a pris un pied à terre il y a déjà bien longtemps. Un pays dont le folklore hétéroclite a déjà inspiré de très grands morceaux au groupe : Black Mountain Side, Dancing Days, Kashmir, Friends et tant d'autres ne seraient que de maigres amuse-bouches, secs et sans âme, sans cet insaisissable côté exotique qui leur apporte mystère et profondeur... En apparence, pourtant, cet avant-dernier morceau de Physical Graffiti reprend les choses là où le précédent les avait laissées : on y entend la même guitare acoustique rustique, des percussions qui percutent, une mandoline plutôt rock'n'roll, et un Robert Plant dans sa veine gentiment braillarde. Mais voilà, au Pays Noir, les guitares sèches ne parlent pas la même langue que les nôtres, les tambours n'ont jamais entendu parler des mesures à quatre temps, et les femmes sont aussi vénéneuses qu'elles sont désirables- comme partout ailleurs, d'ailleurs... Et si Black Country Woman prend un peu les mêmes airs sympatoches que son faux jumeau, c'est pour mieux le poignarder dans le dos. C'est vrai que ça commence tranquillement, avec Page, Plant et Jones qui gratouillent dans le jardin, c'est encore un blues, en fait, mais comme les oeuvres autarciques de ces musiciens du Delta découverts sur le tard par l'industrie du disque, il s'agit d'un blues plus déroutant que familier, une construction singulière dont les harmonies vaguement orientalisantes entrent quand même curieusement en résonance avec nos imaginations zeppelinisées. Boogie with Stu était une célébration collective et bon enfant de l'esprit du rock'n'roll, Black Country Woman serait plutôt une nouvelle expression bicéphale des obsessions musicales de Robert Plant et (surtout) Jimmy Page, articulée autour d'un riff hypnotique - pas très éloigné de celui de Dancing Days - que n'auraient sûrement pas renié Robert Pete Williams ou Nusrat Fateh Ali Khan. Ca pourrait durer trente secondes, six minutes ou six heures que ce serait pareil, une fois que le groove est installé. Plant est à son aise pour assortir sa voix à la guitare de son complice, et tout ce qui vient se superposer à la complainte de notre duo, même la sobre partie de mandoline de Jones, fait un peu office de cerise sur le gâteau. Parce que la chanson ne se contente pas de tourner autour du pot pendant cinq minutes, elle avance, et sous les coups de boutoir de John Bonham, elle s'emballe, jusqu'à devenir l'air de rien un morceau rapide et enlevé à la Bron-Y(r)-Aur Stomp. Ils ont même overdubbé un petit solo d'harmonica aux accents de When the Levee Breaks, pour faire encore plus rock, mais ce qui reste dans nos crânes de cette Black Country Woman, une fois que tout est fini, c'est quand même cette piste de guitare rêche et entêtante, pas vraiment jolie, dans le fond, pas franchement sympa, quand on y repense, mais, comme bien d'autres productions du groupe, totalement indispensable à l'équilibre nerveux de l'amateur véritable de Physical Graffiti.
Après le mini-Led Zep III de la dernière face, retour au pur rock zeppelinien, celui qui aura brillé comme jamais sur Physical Graffiti avec des titres comme Custard Pie ou The Rover. Mais entre l'ouverture en fanfare et ce Sick Again blafard, l'eau a coulé sous les ponts, et, avec une certaine honnêteté, le groupe nous aura donné à voir la cage aux fauves autant que la piste aux étoiles, la puissance brute et grisante des corps juvéniles autant que la nostalgie et les doutes. En d'autres termes, et comme le disent aussi les livres d'histoire, le Zeppelin a déjà amorcé sa chute. Il est un peu décevant, ce morceau, en comparaison des boules de nerfs qui concluaient les albums précédents. Pourtant, chacun a l'air fin prêt pour le dernier round, ça joue fort et ça joue bien, Bonham roule toujours des tambours avec classe et décontraction, et Page a érigé pour l'occasion un de ces vertigineux châteaux de cartes guitaristiques dont il a le secret. Qu'est-ce qui cloche alors? Oh, presque rien, juste cette impression bizarre que la routine s'est installée, pas le métro-boulot-dodo du commun des mortels, mais une drôle de routine faite de jets privés, de studios d'enregistrement, de halls d'hôtels de luxe et de foules démesurées et fanatiques. Un malaise qu'on avait déjà ressenti sporadiquement tout au long de l'album sans trop y prêter attention. Si j'avais découvert Led Zeppelin avec The Rover, rock cynique, glacial mais déjà un peu banal, ou avec ce drôle de Wanton Song rafistolé de partout, est-ce que j'aurais poussé la curiosité plus loin? Même les excellents fonds de tiroirs a priori jolis comme des coeurs, et là je pense à Bron-Yr-Aur, nous lancent discrètement de minuscules appels au secours. Plant, ce pauvre Plant, écoutez-le, ici, chanter son vague à l'âme d'après concert dans le plus pur style de la "complainte de rock star". La complainte de rock star, c'est devenu avec le temps un sous-genre à part entière, où il s'agit invariablement, pour le chanteur en mal d'inspiration ayant passé un peu trop de temps dans le milieu clos du show-biz, de raconter sa triste vie d'aéroports et de mornes cuites dans des bars à hôtesses, en s'imaginant à tort que ça pourrait intéresser d'autres gens. Quand même, les paroles désabusées de Robert Plant ont au moins le mérite d'être tout à fait au diapason du hard rock très professionnel de ses comparses. Ces quatre-là ont appris, au fil de shows de plus en plus longs, à dissimuler l'air de rien leurs pannes d'inspiration sous d'épais tapis d'effets sonores, à contrebalancer la banalité de certains plans par une dose supplémentaire de virtuosité gratuite, à faire oublier la fatigue et le stress en poussant toujours un peu plus les amplis. Car même les soirs où rien ne va, même, en studio, sur les morceaux un peu moins exceptionnels que les autres - comme celui-ci - il convient d'assurer le spectacle, et de tenir son rang. D'avoir de la dignité, et si possible du panache, dans la défaite. Et quand on y réfléchit, aurait-on pu trouver conclusion plus appropriée à l'orgie musicale de Physical Graffiti que cette gueule de bois si magistralement mise en sons? Alors voilà, il n'y aura pas de happy end, cette fois. A la place, on a ce petit morceau, dont la principale qualité est d'annoncer avec un bel aplomb des lendemains qui déchantent pour le groupe... Fin du premier acte.
Impossible de se méprendre, en découvrant ce riff de Les Paul implacable : Jimmy Page et sa bande sont de retour, et rappellent tranquillement mais fermement à leurs confrères qu'ils restent les maîtres de ce rock heavy qu'ils ont inventé. On t'a reconnu, Jimmy, et d'ailleurs, c'est surprenant que ce Custard Pie paillard nous surprenne si peu de prime abord, alors que chacune des ouvertures précédentes avait tracé une voie inédite pour le rock du Zep, voire pour le rock tout court. On rentrerait plutôt dans ce sixième album comme dans une bonne vieille paire de mules fourrées... Il faut bien se dire que le groupe qui joue sur Physical Graffiti a déjà commencé à atomiser méthodiquement tous les records d'affluence et de ventes d'albums, il a pris pas mal d'assurance en chemin, et on ne peut pas vraiment trouver drôle que la principale influence de Led Zeppelin soit désormais Led Zeppelin. Ce qui pourrait aussi donner l'impression que nos géniaux artisans se sont mis à rationaliser leurs moyens de production - mais attention, leur machine Zeppelin produit toujours de la pâtisserie cinq étoiles. Elle n'accepte d'ailleurs que des ingrédients de premier choix : sur un bon gros jungle beat bodiddleysque, on retrouve ici le mordant de Good Times Bad Times, la fulgurance d'Immigrant Song, et surtout l'ambiance lourde de sous-entendus de Black Dog, qui est peut-être la référence principale. Guitare rythmique jouant avec l'espace et avec nos nerfs, éruptions soloïstiques spontanées, Robert Plant sexy hurlant, oui, on a déjà croisé la route de cette bête-là... Mais quelque chose a changé, ce son, devenu énorme, sursaturé, on n'y avait encore jamais goûté. Au petit jeu des comparaisons, on aurait presque envie de faire comme ces gosses qui se demandent toujours qui c'est le plus fort entre l'hippopotame et le rhinocéros. Qui c'est le plus fort, alors, entre notre vieux Dog vicelard et le nouveau venu aux mâchoires saillantes? Black Dog a pour lui sa folie dure et son originalité immédiate - à côté, la sonorité live de Custard Pie semble d'abord sale et brouillonne, et pourtant, on se rend vite compte que Page l'a, elle aussi, méticuleusement élaborée au cours de ses nuits blanches en studio. Il suffit d'écouter, par exemple, la façon inhabituelle dont guitare et basse se partagent la stéréo pour voir que le petit a pris un peu de l'esprit retors de son grand frère. Page à droite, Jones à gauche, c'est la guitare qui tient le rythme pendant que la basse chantonne (hé, Bonzo est là aussi, en grande forme, tantôt appuyant les motifs du guitariste, et tantôt jouant quasiment le contrepoint), et on voit bien que cette mécanique enclenchée par Page doit autant à chacun des autres musiciens. D'ailleurs, Robert ne fait pas que chanter, il a aussi ramené son harmonica, et il y a même de la wah wah, comme au bon vieux temps du premier album... Très belle entrée en matière, donc, une façon éclatante pour quatre artistes devenus le meilleur groupe du monde de revisiter leur passé tout en étalant sans complexe une puissance rythmique et une science mélodique imperturbablement au top. Et la démonstration de force ne fait que commencer...
Hard rock. Dur, le caillou que Page nous donne cette fois à mâchonner, dur et froid. Ici, le rock'n'roll sauvageon des origines, qui avait été porté à incandescence sur Rock 'n' Roll, précisément, ou sur le Custard Pie qui précède, a été cryogénisé par nos quatre savants (pas) fous qui l'ont changé en un prédateur au métabolisme lent et aux crocs acérés. The Rover - le vagabond - c'est avant tout un riff de guitare, aussi carré et impitoyable que ceux de How Many More Times ou The Ocean étaient souples et ondoyants. C'est d'ailleurs sous la forme de cet unique riff inamical que l'on a entendu la chanson en concert, dès 1972 - son titre de gloire sera de servir d'intro à Sick Again sur la fameuse et terrible tournée Hammer of the Gods de 1977. Mais la guitare au son incroyablement épais et métallique ne porte pas la chanson à elle seule, il faut aussi entendre cette rythmique soudée comme jamais, projetant une ombre inquiétante derrière ce vagabond qui poursuit inexorablement son chemin - comme poussé vers un sombre destin qui ne lui sera jamais révélé. Bonham frappe fort, et Jones joue ici la partie de basse la plus simple de sa carrière, la plus raide aussi, inventant du même coup tout un pan du hard rock à venir. Cette marche rythmique en avant, on la retrouvera souvent chez Van Halen, et chez mille autres groupes dans les années 80. Led Zeppelin, lui, n'utilisera la formule qu'une fois, sur une chanson certes réussie mais finalement assez secondaire si on la compare aux sommets de son oeuvre. De toute façon, le Rover ne cherche pas à nous plaire. Alors on pourra toujours attendre le refrain, il ne viendra jamais, il y a tout juste, à la place, une sorte de pont pas spécialement engageant qui ne mène nulle part. Plant, pour sa part, est loin de nous livrer sa performance vocale la plus prenante. Sa morne plainte suit paresseusement, tout au long des presque six minutes que dure la chanson, les mouvements de la guitare de Page. Le solo? Il y en a un, en effet, pas exceptionnel, et ses inflexions sont elles aussi totalement assujetties au fameux riff. Pourtant, on ne zappe jamais ce morceau, tout simplement parce qu'il s'agit du rouage central de la furieuse trilogie qui ouvre Physical Graffiti, et entouré de gardes du corps aussi balaises que Custard Pie et In My Time of Dying, the Rover ne craint personne.
De prime abord, ce gros morceau-là peut faire peur... Aux puristes du blues, déjà, car c'en est un. Alors c'est vrai, la dernière fois que Led Zep nous avait joué un blues, c'était When the Levee Breaks et c'était sublime. Mais d'habitude, quand on voit débarquer le Plant hurleur et grimaçant du Zeppelin à douze mesures, on a plutôt envie de lui taper sur l'épaule en soupirant : "Qu'est-ce qui t'arrive encore, mon pauvre Robert?"... Surtout que ce coup-ci, à l'en croire, il est carrément à l'agonie. Ceux qui craignent le pire, aussi, ce sont les amateurs de gentilles chansonnettes pop : onze minutes et quatre secondes, c'est la chanson la plus longue jamais enregistrée par Led Zeppelin en studio. Au début, on ne sait pas trop quoi en penser. Cet accordage plutôt classique, pour une fois, ces quelques notes de guitare jouées au bottleneck, on les a entendus plus d'une fois, chez les vrais bluesmen ou dans des pubs de voitures tournées dans le désert. Mais d'un autre côté, on est tout de suite interpellé par le son de cette slide ahanante, malingre, rouillée, qui ne sort pas d'un bocal de formol mais semble réellement échappée des eaux boueuses du delta du Mississipi ou de la Tamise... Le coup de semonce d'un Bonham boxeur poids lourd laisse supposer qu'on va se prendre une bonne raclée un peu plus loin, mais pour l'instant, la guitare (les guitares, en fait, jouées à l'unisson, avec la basse) et la voix occupent le devant de la scène. La voix, justement, jongle elle aussi avec les clichés du belouze. Cliché, cette complainte copiée/collée du Jesus Make Up My Dying Bed de Blind Willie Johnson, cliché aussi, cette mélodie exhumée d'un quelconque champ de coton transformé depuis longtemps en parking de supermarché... Mais à côté de ça, ce timbre, ces intonations n'appartiennent qu'à Robert Plant, ça fait un moment d'ailleurs qu'il a su s'affranchir de ses modèles, et qu'il semble même revendiquer en toutes circonstances ce chant de tête diaphane qui a autant contribué que ses boucles blondes et ses futes moulants au succès du groupe. Décalage, du coup, et c'est là que ça devient aussi intéressant que les guitares fuzzy imprimées par dessus les folkeries de Gallows Pole ou le reggae refroidi de D'yer Mak'er... De quoi se faire les dents jusqu'à la première cassure, vous savez, ce riff moche qui ressemble à un réveil qui sonne trop tôt ; et puis finalement, ce ne sont pas des baffes qui suivront, mais l'artillerie lourde - la vraie, celle qu'on n'avait plus entendue depuis le redoutable Machine Gun du Band of Gypsys. C'est quoi, ici? Un champ de foire, un champ de ruines, une course de chars? Dans ce délire fiévreux défilent parfois en accéléré des soli de guitare hallucinés qui se tirent la bourre et se chevauchent les uns les autres, mettant en lumière, au passage, une facette méconnue du jeu de Jimmy Page, et il y aura encore d'autres riffs, d'autres chants, toujours soutenus par une section rythmique insécable et puissante où la batterie brille quand même tout particulièrement. Voilà donc une construction très alambiquée - dont les vrais fanatiques parleraient sans doute plus et mieux que moi - et au final, un morceau long d'un nouveau genre pour le Zeppelin. Un morceau syntagmatique, si j'ose dire, horizontal, où le groupe prend le temps de développer chacune de ses mélodies (au lieu de les superposer), et d'y revenir une, deux, dix fois, pour installer un climat qu'on aura toujours le droit de trouver déplaisant ou artificiel, par ailleurs. Personnellement, cette dilatation temporelle, déjà plus ou moins expérimentée sur le No Quarter de l'album précédent, m'évoque un peu les longs développements du qawwali de Nusrat Fateh Ali Khan, qui savait mettre en transe les auditoires de l'Est comme de l'Ouest en faisant tourner pendant des heures une poignée de refrains entêtants. Alors comme une agonie d'onze minutes peut paraître une éternité, mieux vaut, là aussi, se laisser emporter, après tout ce n'est que du rock'n'roll et on aime tous ça, non?
Houses of the Holy, une chanson dont on parle si peu, ou alors juste pour remarquer qu'elle a un nom bizarre. Pourtant, c'est encore un petit chef d'oeuvre, et c'est surtout exactement le genre de rafraîchissement qu'il nous fallait après les bacchanales électriques de la première face... Houses of the Holy, oui, la chanson porte le même titre que l'album précédent - et d'ailleurs, elle n'aurait pas déparé sur ce disque riche en contrastes, au coeur grisailleux mais au pas toujours léger. Le coeur en berne, ici, c'est celui de Plant, non pas l'Apollon permanenté aux frasques rock'n'roll semi-légendaires, mais le jeune Robert Anthony, adolescent boutonneux et anonyme qui récite à tout hasard, comme tous ses semblables, des couplets improbables sur les blanches colombes et les preux chevaliers mais ne rêve secrètement que d'une chose : conclure! Conclure, aller le voir d'un peu plus près, ce fameux "jardin", et pourquoi pas y planter ses petites "graines d'amour" au passage! Alors bon, le temps de l'innocence et des premiers bisous avec la langue paraît sans doute déjà bien loin au Robert de 1975, n'empêche qu'il arrive une fois de plus à nous embobiner - ce petit sourire en coin lui va si bien! L'accompagnement musical est lui aussi d'une grande fraîcheur. Comme les paroles de la chanson, c'est un miroir à la surface mouvante, reflétant par bribes de lointaines émotions adolescentes. Témoin ce riff étrange, carré, qui - par quelque incongruité spatio-temporelle - semble devoir autant à Chuck Berry (pour les giclées corrosives vers les aigus) qu'à Thelonious Monk (pour les angles droits). Du pur Jimmy Page, en somme, et ce qui est bien chez lui, c'est qu'il fait partie des rares guitar heroes à avoir compris que les cordes aiguës de son instrument ne servent pas uniquement à exécuter des soli mélodramatiques en prenant des poses de gladiateur, mais qu'elles peuvent aussi donner vie à de fascinants riffs panoramiques torpilleurs de cerveaux. Bien sûr, comme sur toutes les grandes chansons du groupe (à commencer par les cousines Lemon Song et Dancing Days), la guitare à tiroirs de Page n'est qu'un des nombreux rouages de cette superbe machine molle aussi précise qu'un coucou suisse, qui tourne autour d'un axe Bonham-Jones sublimement bien en place. La basse ne se contente pas de jouer derrière Page, elle préfère, autant que possible, jouer à côté de lui, des harmonies faussement familières qui feraient chanceler de plaisir le plus blasé des auditeurs. Un qui retombe toujours sur ses pattes sans que l'on sache très bien comment, aussi, c'est Bonham, la bête, le monstre, le tigre dans le moteur du Zep. Le rythme puissant et déroutant qu'il tient ici semble un peu le côté face, l'envers de la partie de guitare de Page, et il entraîne irrésistiblement la chanson vers un ailleurs à l'herbe plus verte qui n'existe plus que sur de vieilles images mentales... De toute façon, tout est bon dans cette chanson, tout file la pêche, même le grincement involontaire mais très musical de la pédale de grosse caisse de Bonzo. Alors il faut au moins toute la force conceptuelle de Physical Graffiti, et la promesse d'autres splendeurs, pour nous empêcher de revenir indéfiniment vers cette merveille de morceau qui nous rend à chaque écoute si béatement heureux.
Au coeur de Trampled Under Foot, il y a ce motif ensorcelant qui tourne en boucle sur le Clavinet flambant neuf de John Paul Jones... Le Clavinet, vous savez bien, c'est ce clavicorde des temps modernes, pensé pour jouer du Bach mais immortalisé par le fameux Superstition de Stevie Wonder. De toute évidence, même s'il y a bien un peu de la rigueur mathématique de Jean-Sébastien chez John Paul, ce dernier a quand même plus clairement basculé du côté funky de la force. Pas très étonnant de sa part, il nous avait déjà fait le coup sur Misty Mountain Hop, où tout partait déjà d'un riff d'orgue acéré, vite rejoint par d'impressionnantes surimpressions guitaristiques et un Bonzo costaud dans le rôle de l'arbitre. Ce qui change, c'est que Misty Mountain Hop était vraiment une oeuvre collective, où l'on se régalait d'entendre les pics jonesiens systématiquement embrumés par un Jimmy Page oeuvrant avec rondeur dans l'enluminure décalée, alors qu'ici, le guitariste en chef a clairement laissé les clefs du Zeppelin à son claviériste, se contentant d'épaissir un peu la sauce et d'ébaucher çà-et-là quelques plans bluesy à la manière d'un BB King bizarrement égaré sur la BO d'une des suites de Mad Max... D'où une ambiance assez neuve, au final, il faut dire aussi que c'est la première fois que Jimmy Page fréquente ainsi en invité une chanson de son groupe. Ce ne sera pas la dernière, et si l'on se prend à considérer le gargantuesque Physical Graffiti comme un florilège anticipé des oeuvres du groupe, reflétant toutes ses inclinations passées et futures, Trampled Under Foot pourrait facilement passer pour un morceau de la période In Through the Out Door. Prééminence des claviers de Jones, Page en franc-tireur de luxe, Bonham qui joue puissant mais dépouillé, même les inflexions vocales de Plant préfigurent celles, aggravées et assombries, qu'il adoptera vers la fin de Led Zeppelin. Le Zeppelin commencerait donc ici à changer, et à vieillir. Et c'est vrai qu'il manque un petit peu de nerf et de folie, ce Trampled Under Foot. On n'y trouve plus tout à fait notre compte habituel de bizarreries attachantes, de demi-secondes de génie disséminées au détour d'une piste de guitare ou d'un roulement de tambours, mais il conserve quand même une botte secrète : l'ouverture musicale. J'ai dit que Jones jouait funky, ce n'est qu'à moitié vrai : son jeu de basse extrêmement sobre, élément discret mais déterminant du son d'ensemble, évoque aussi les expérimentations de Cerrone ou de Moroder à la même époque, avec cette façon si particulière de marteler chaque temps, et de nous balancer nonchalamment des séries de ramponneaux dans le bas-ventre, en parfaite intelligence avec la grosse caisse de Bonzo. Ce serait donc presque du disco, mais un disco martial, dépourvu de paillettes et résolument indansable, sauf peut-être par ces robots japonais que l'on voit parfois, à la télé, exécuter mécaniquement toutes sortes de singeries inutiles. Mais cette chanson n'a pas été écrite pour les pieds, elle témoigne plutôt du besoin irrépressible qu'a Led Zeppelin d' élargir sans cesse son champ d'action. En live, d'ailleurs, la structure simple et élastique de Trampled Under Foot se révèle aussi un bon moyen de pousser encore plus loin l'exploration et l'improvisation, à partir de cet unique riff obstinément répété, et du coup, cette chanson correcte mais pas incontournable dans sa version studio deviendra un nouveau classique du groupe, qui sera désormais - comme Whole Lotta Love ou Dazed and Confused - remanié, étiré, accéléré, boursouflé, maltraité à chaque concert jusqu'au tout dernier.
Un début très abrupt, comme une plongée en apnée dans un bain d'huile bouillante. Cette étrange créature rythmique qui se lève d'un coup, on n'aurait même pas l'idée de se demander comment elle arrive à tenir sur ses pattes et à claudiquer avec autant de majesté - on est paumé, téléporté loin de chez soi, loin des strates douillettes, finalement, du rock métallique des premiers titres de l'album. Qui est qui, qui fait quoi? Il m'aura fallu pas mal d'années et surtout l'acquisition d'une vraie chaîne hi-fi pour commencer à distinguer quelque chose dans cette masse sonore grondante et bouillonnante. Pour dire, à l'heure actuelle, on trouve encore des gens assez désorientés pour se demander si c'est bien un vrai orchestre que le Zep a recruté ici pour donner chair à ses nouveaux riffs. Mais attendez, quelle machine diabolique serait capable d'imiter ces violons rageurs qui nous clouent sur place au moment du riff? Et les claviers préhistoriques de Jonesy, comment pourraient-ils produire un son aussi aveuglant que les cuivres qui éclatent un peu plus loin? Le plus fort dans cette histoire, c'est que Jones en remet quand même une couche avec ses synthés, son mellotron, et toutes sortes de bazars électrifiés qui avaient déjà rendus magnifiquement opaques des titres comme Rain Song ou Four Sticks auparavant. Alors ça tâtonne, ça bouillonne, ça grouille, partout, sous le sable, sous les pierres, dans les placards, tu parles d'un désert, on se croirait plutôt en plein milieu d'un souk surnaturel version Burroughs. Assez vite, quand même, une voix familière s'élève au dessus de la mêlée. C'est bien celle de Plant, mais elle est bizarre, elle semble nue sans son armada habituelle d'effets électroniques ; surtout, elle a rarement été aussi belle que sur ce titre, tout à la fois éraillée, douloureuse, puissante, profonde... On devine aussi qu'elle chante de belles choses, comme l'histoire de ce pauvre type égaré dans des lieux trop grands pour lui, écrasé par le soleil du Sahara, mais qui continue à croire dur comme fer que le Cachemire est au bout de la piste. Une chouette fulgurance rappelant la poésie d'un autre grand Robert, qui, dans son Sweet Home Chicago de 1936, nous chantait déjà le mal d'un pays de cocagne où il n'avait jamais mis les pieds ("back to the land of California, to my sweet home, Chicago", ben tiens...). Comme dans presque toutes les grandes chansons du Zep, la musique est au diapason des paroles, à moins que ce ne soit l'inverse, et on y retrouve avec plaisir le même genre de courts-circuits spatio-temporels. Parce que dans le fond, sous ses airs mystérieux, Kashmir reste un morceau de rock puissant à la Whole Lotta Love ou Heartbreaker. Un des moments les plus miraculeux est d'ailleurs cette partie centrale où le groupe a l'audace de libérer la chanson de son corset symphonique, pour laisser Plant improviser des vocalises qui évoquent un peu les expérimentations de Whole Lotta Love ou Dazed and Confused. Et puis sur le versant rock, il y a aussi cette frappe typique de John Bonham, lourde comme les pas d'un géant dans le sable, qui maintient d'un bout à l'autre la cadence inhabituelle qui est à l'origine du morceau. Je n'ai pas parlé de Jimmy Page, pourtant, cette chanson est aussi la sienne, c'est à lui que l'on doit ce riff qui préfigure - avec vingt ans d'avance - la world music véhémente de Rachid Taha ou Asian Dub Foundation. De sa guitare, on ne perçoit ici qu'un grincement lointain et ferrugineux, le maître s'effaçant avec une rare intelligence devant sa formidable créature. Voilà ce qui fait le charme de ce Kashmir-là - mon préféré - l'émerveillement un peu naïf du groupe face à ses horizons sonores renouvelés, et la modestie des musiciens qui ont accepté de n'être que de simples pièces dans ce grand puzzle. Et on comprend pourquoi Page et Plant déclaraient à qui voulait l'entendre, au moment de leur come-back de 1994, que ce morceau était leur vrai chef d'oeuvre : audacieux, envoûtant, touchant, costaud, effectivement, voilà un portrait qui ressemble à Led Zeppelin...
Hommes de peu de foi que nous sommes, on n'y avait pas cru. Mais comme promis, au bout du premier disque, c'est bien le Cachemire qu'on aperçoit. Longue intro indianisante, John Paul Jones sculpte des horizons nouveaux dans un smog synthétique et mystique évoquant autant une improvisation à l'orgue dans une chapelle de campagne qu'un raga rétrofuturiste. Un genre de No Quarter délocalisé, intoxiqué surtout. Le Zeppelin a fait tant de fois le tour du monde que ses priorités ont changé : les visites guidées, les cartes postales, c'est fini, les quatre rock stars préfèrent maintenant s'enfermer dans leurs chambres d'hôtel pour s'enivrer à s'en rendre malades des spécialités locales. Lorsque arrive la voix de Robert Plant, drôlement arrangée elle aussi, dédoublée comme dans les films de série Z - quand les personnages rêvent ou qu'ils ont bu, là, c'en est trop pour des oreilles du XXIème siècle. A un moment, on croirait entendre la bande son d'un film satyrique sur les babas cool. Et ces paroles! "Si tu sens que tu ne peux pas continuer... Tu n'as qu'à croire... Dans la lumière, tu trouveras la route". Hé ho, on a pas laissé nos filles sortir avec un Rolling Stone, c'est pas pour les envoyer se faire engourouter chez Robert Plant! Mais attendez... In the Light, c'était pas censé être le plat de résistance de Physical Graffiti, la pièce montée zeppelinienne ultime? On l'a dit, les priorités ont changé... Ca fait déjà quatre ans que Page a trouvé sa pierre philosophale : depuis Stairway To Heaven, on sait bien qu'il maîtrise à la perfection le dosage entre électrique et acoustique, tellurique et aérien, magique et concret. Alors maintenant, quitte à pondre un énième morceau de bravoure, autant s'amuser un peu et mélanger tout ce qui tombe sous la main. D'où cette seconde partie qui surgit juste au bon moment, aussi lourde et menaçante que le début se voulait éthéré. Brusquement, on débarque en pleine réunion de famille du Clan des Siciliens, c'est brûlant et malsain, infernal, pour tout dire. Page et Bonzo ont mis la chanson en route pour de bon, et Plant a quitté sa toge de prêtre hippie pour enfin nous donner du "baby" avec la gouaille qu'on lui connaît... Ce qui est amusant, c'est que cette section était beaucoup plus raccord avec la première dans les versions primitives de la chanson, disponibles sur certains bootlegs sous le titre In the Morning. A la place du synthé-cornemuse de l'espace du début, on pouvait alors entendre une partie de piano beaucoup plus jolie, mais aussi nettement moins surprenante. Cette manie de rejeter systématiquement la facilité, de tout remettre en cause tout le temps, ou presque, quitte à se planter, c'est vraiment une des qualités les plus impressionnantes du Zep, en live comme en studio. Encore récemment, il fallait entendre le vieux Jimmy massacrer à grand renfort d'électronique sa vieille scie de Whole Lotta Love devant un parterre (atterré) de golden boys à Wall Street... In the Light vaut quand même mieux que ça, surtout vers la moitié, quand Jones reprend le contrôle du morceau pour nous en livrer la clé, avec une partie de claviers sobre, belle, recueillie, et, heu...lumineuse, enfin! Et le son, ce son! Il est exactement à mi-chemin entre l'esthétique opiacée du début et le grondement qui suit, surtout quand il se trouve enrichi par cette sublime guitare harrisonienne en diable. Le synthé planant revient, le Plant dédoublé, et on ne vit plus que pour cette nouvelle montée, les guitares, la batterie, puis la lumière, à nouveau, la douceur du refrain, et ce final époustouflant, où fusionnent avec un bonheur inexpliqué tous les sons épars entendus depuis le commencement. Encore de la musique de drogués, me dira-t-on, et on aura bien raison. Ah, mais si tout le monde avait pris son fix de folie lumineuse ce matin, tout irait sûrement mieux, non franchement, ce genre de came devrait être remboursé par la sécu...