Avez-vous lu cet article du Washington Post, il y a quelques jours, qui évoquait le lent déclin culturel et commercial de la guitare électrique ? Là où il y a encore 20 ans, et j’en sais quelque chose, une bonne moitié des jeunes mecs se rêvaient Jimi, Jimmy ou - il y en avait alors pour tous les goûts - Kurt Cobain, on y apprend que c’est Taylor Swift que l’actuel PDG de Fender considère comme la six-cordiste la plus influente de notre siècle, et que l’avenir de la lutherie électrique passerait selon lui par la vente de packs de grattes combinées avec des offres de cours en ligne. Pendant ce temps, les John Mayer et autres Joe Bonamassa sont à la rock’n’roll consciousness ce que nos députés fraîchement élus sont à la démocratie, des gentils (?) bouche-trous portés à de très relatifs sommets par une minorité tiède et ramollie. Voir aussi le film de Davis Guggenheim sur le sujet, It Might Get Loud (2009) dont deux des trois protagonistes peuvent plus ou moins faire valoir leurs droits à la retraite, tandis que le troisième, Jack White, porte quand même tous les attributs du jeune vieux. C’était un beau film, mais projeté en odorama, il eût exhalé un doux parfum de naphtaline. La dernière fois qu’on a entendu parler d’Eric Clapton, OK c’était la semaine dernière, mais c’était à l’occasion d’une partie de pêche au saumon (très belle prise, allez voir). Et l’autre dimanche à la Pépinière, il y avait toute cette sympatoche escouade de préados inscrits à l’EMAN (Ecole des Musiques Actuelles de Nancy), sûrement la première audition pour beaucoup, et ça devait être quelque chose, mais purée, ces versions « Kids United » du Brio de Big Soul, déjà pas franchement glorieux à la base, ou des Smashing Pumpkins (on aura au moins échappé à Placebo et K’s Choice – remember K’s Choice ?), pour quoi faire ? Qu’est-ce que cette musique de vieux, qui en était déjà à l’époque, qu'est-ce que cette enfilade de produits du rock le plus corporate et cynique des 90’s, peuvent bien représenter pour eux ? Bon sang les gosses c’est dimanche, rentrez chez vous jouer à GTA.


Belle occasion, ce mardi soir, donc, d’aller voir si le rock à guitares bouge encore un peu. Déjà, le public de Thurston Moore décroche facilement la palme du public le moins varié : environ un jeune, peut-être deux - nos petits rockeurs de l’EMAN ont sans doute école le mercredi matin - presque que des gars, barbus, dégarnis, généralement les deux à la fois (Edouard Philippe en jeans-baskets), polis, sentant bon, en tout cas. Un mec avec un T-shirt Washing Machine 100% pléonastique, sa tronche comme toutes les autres nôtres attestant déjà parfaitement du fait qu’il écoutait Sonic Youth en 1995.


Sur la petite scène de la très agréable salle « club » de l’Autre Canal, Thurston et ses musiciens s’installent tranquillement, souriants, détendus et entament le single Cease Fire sorti en mars pour annoncer l’album. Une entrée en matière un poil terne, tempo, dynamique et volume sonore entre deux eaux, (ou alors ce concert de Thee Oh Sees il y a 3 semaines m’a définitivement rendu sourd) évoquant un peu l’inexplicable mollesse fessière de l’album nyc ghosts and flowers de 2000 (celui auquel un journaliste de Pitchfork avait attribué la note de 0,0). Peut-être que la radicalité du morceau réside précisément dans ce refus de la pyrotechnie et des effets de manche de l’ancien monde sonore, dans cette obstination à coller bout à bout ces bouts de phrases typiquement thurstoniennes qui n’auraient rien à faire ensemble sinon. William Burroughs ne cherchait pas à faire joli quand il a commencé le cut-up, et sans doute que depuis presque 40 ans, l’ex de Sonic Youth a déjà bien fait le tour des tournures pop autant que des déviances harmoniques, et qu’il peut lui aussi se mettre en quête d’autres (dés)équilibres.


Impression sur deux morceaux, n’empêche, que le jupitérien Thurston Moore joue sa propre première partie (il n’y avait pas de vraie première partie, ce qui n’était d’ailleurs pas un mal) : le look, l’attitude, les belles guitares, les sonorités qu’on aime sont là, mais pas cette montée d’adrénaline qu’on ressent immédiatement, d’habitude, quand la tête d’affiche déboule sur scène et que voilà, c’est ça qu’on est venu entendre. Déplacement de nos attentes, le rock à guitares 2017 du Thurston Moore Group est donc étonnamment placide et conservateur en apparence, vidé du «Sonic» et vidé du «Youth», professionnel – pour ne pas dire technocratique, vaguement ennuyeux - on devrait pas être en train d’enfiler les adjectifs, juste de balancer la tête en rythme, non ? Ceux qui le font, pour l’instant, doivent se forcer un peu. Les fans de longue date peuvent s’amuser à rechercher combien de fois ils ont déjà entendu la ligne vocale de Smoke of Dreams dans la discographie antérieure de Thurston Moore, et idem pour ce carillonnement sur deux notes qui ouvre la moitié des morceaux (passons sur les gimmicks en pilote automatique de Steve Shelley). Difficile de dire s’il s’agit d’une déconstruction géniale, métaphore de ce monde gouverné par des intelligences artificielles insensibles et aveugles, ou juste de musique moyenne + de la part de nos vieux routards (la deuxième, peut-être ?).


Au bout d’un quart d’heure, les musiciens - tous fort bons quoi qu'il en soit – vont quand même s’atteler à rendre our rock’n’roll great again, laissant échapper les larsens trop longtemps contenus du ventre distendu de leur deuxième morceau. Soudain les whammy bars qui banderillent les grattes leurs donnent des allures de reliques vaudou, l'ambiance change, et c’est toujours très beau de voir avec quelle économie de moyens (en gros, des guitares et des amplis comme les vôtres) les vétérans de Sonic Youth peuvent créer à volonté une telle variété de sonorités plus ou moins dérangeantes. Et l’un des grands mérites de ce nouveau Thurston Moore Group, sur les plages d'improvisation d'apparence « libre », est sans doute de savoir les invoquer pile quand il faut et comment les agencer collectivement. John Cage, peu avare en bonnes citations à recaser, nous rappelait qu’« un son isolé n'est ni musical ni non musical. C'est simplement un son. Et, peu importe sa nature, il peut devenir musical en trouvant sa place dans un morceau musical. ». Et c’est là qu’on voit que le « jeune » James Sedwards, Deb Googe (THE Deb Googe de My Bloody Valentine), Steve Shelley et Thurston Moore se sont bien trouvés – leurs bouts de bruits s’emboîtent avec la même évidence que les formes intrigantes livrées dans les cartons plats de chez Ikea finissent par évoquer ensemble des éléments mobiliers, pour qui a la patience d’atteindre l’étape 25 de la notice de montage. La patience, tout le monde ne l’a pas, les passages instrumentaux / amélodiques / arythmiques étant aussi ceux pendant lesquels certaines conversations interrompues par le début d’une chanson pouvaient enfin reprendre. Je suppose qu’une partie de l’auditoire, et j’en étais à une époque de ma vie aussi, se demande depuis toujours ce que viennent faire chez Sonic Youth ces longs appendices de bruit au bout de chansons « pop » de 4 minutes qui seraient très bien sans ça, mais ce côté Jekyll / Hyde, qu’on l’aime ou pas, fait partie de l’ADN de Thurston Moore et de ses acolytes. Et puis le phénomène n'est pas nouveau : est-ce qu'on parlerait encore d'Iron Butterfly si In a Gadda Da Vida n'était fait que de petites chansons psyché? Que seraient Atom Heart Mother ou Dark Side of the Moon sans leurs tortueuses faces A? Alors autant écouter ce qu’ils proposent, puisqu’il ne s’agit pas d’interludes en creux, et encore moins de délires « expérimentaux » - vu le pédigrée des musiciens, la démarche est à peu près aussi « expérimentale » que celle de votre prof de chimie de 5ème (attention spoiler, Cher Lecteur, si tu n’es pas encore passé au collège) quand il ajoutait un demi-litre d’acide ultra concentré à une quantité de soude à faire clamser un éléphant d’Afrique en deux minutes, et buvait tranquillement le mélange en faisant mine de se délecter comme Jean-Claude Van Damme dans sa fameuse vidéo sur l’eau en bouteille. L’évolution de mes goûts personnels a fini par me faire préférer cette veine bruitiste, et j’avais vraiment été happé par le concert improvisé en duo de Thurston Moore et Bill Nace auquel j’avais assisté en 2009, mais ici, les alternances stridences / chansonnettes, parties vocales / envolées instrumentales sont intéressantes par elles-mêmes aussi.


J’avoue ne pas avoir encore trouvé la motivation pour me procurer l’album Rock ‘n’ Roll Consciousness, parce que le peu que j’en avais entendu en fond sonore dans un magasin m’avait semblé tiède, et que la pochette ferait tache dans ma collection (il est loin le temps des artworks de Gerhard Richter) - pourtant, force est de constater que la suite du concert a laissé entendre plusieurs compositions très bien ficelées. Cusp est largement sauvé de l’anonymat par l’irrésistible cavalcade rythmique produite par Shelley (qui s’est réveillé pour de bon) et Googe, et le morceau peut d’ailleurs faire penser à certains titres entraînants de My Bloody Valentine – pas du très neuf, donc, mais du très bon. C’est aussi l’occasion de constater que Thurston a conservé son goût pour les doigtés peu orthodoxes, avec ici d’étranges barrés du pouce sur les cordes graves de la guitare, savamment mêlés à des résonances de cordes à vide. Le résultat sonne comme un classique, en tout cas. Aphrodite, qui conclut le nouvel album, est magnifiquement construit et exécuté, synthèse réussie de presque tout ce qu’on a aimé chez le bonhomme.


Le rappel nous… rappelle quand même tout ce qu’on a perdu en 20 ans : des cheveux, de l’audition sur les fréquences aiguës, oui, mais aussi un peu de fougue et d'insouciance : le Thurston Moore Group rejoue Ono Soul, tiré du premier album solo sorti en 1995, et d’emblée ça bastonne, on ne peut qu’headbanger, les inclinations classic rock apportées notamment par Sedwards précemment, sont balayées par le martèlement de la caisse claire et l’accordage crade avec ces cordes à l’unisson approximatif. « Cœurs psychiques » aux commandes – cœurs, ventres, cerveaux sont reconnectés pour 10 minutes, et le groupe nous offrira encore quelques improvisations de qualité avant de s’éclipser. C’est finalement assez courageux de la part de musiciens assis sur un si gros tas d’or sonore d’avoir défendu, pendant tout le reste du temps, de nouvelles chansons à l’approche plus mature et cérébrale, moins directement jouissive. Ca ne m'a pas collé la larme à l'oeil comme le superbe dernier concert de Deep Purple au Lux, mais on aura eu çà-et-là notre petit frisson, et c’est de toute façon toujours une belle leçon de musique et un grand privilège de croiser la route d’artistes de ce calibre.


Le live report en images d'Electrophone