Sarah Davachi, Jessica Ekomane - ACUD Macht Neu, Berlin, 16 août 2017
Par Pierre le jeudi 17 août 2017, 10:16 - Concerts - Lien permanent
Jessica Ekomane - laptop
Sarah Davachi - sythétiseurs

Tels ces Français que j’avais croisés une fois dans une ville de dingues à 6000km de chez eux et qui ne rêvaient que de jambon-beurre-cornichons (à mon avis en cherchant bien ils auraient pu en dégotter un correct, à New York), c’est au concert d’une compatriote, Jessica Ekomane, que j'ai choisi d'assister pour ce premier soir à Berlin. Le site web de l'artiste me confirme a posteriori que son truc est de « créer des situations où le son agit comme un élément de transformation pour l’espace et le public », de gré ou de force je serai donc quand même dépaysé. Quand on nous fait entrer dans la salle, Jessica Ekomane est déjà au travail derrière son laptop. On est passé du drone d’ambiance (!) passivement diffusé en fond sonore de nos (pas très bonnes) bières à un drone soigneusement taillé en direct pour nous et pour le lieu, donc. Avant de pouvoir en profiter pleinement, il faut se frayer un chemin à travers l’épais brouillard artificiel balancé fort à propos par une machine à fumée - dont la location aura été bien rentabilisée tout au long de soirée. J’étais placé juste devant l'appareil, et toutes les cinq minutes à peu près, je me retrouvais en caméra embarquée au bout de l’électroclope du Vape God, bizarre. Au niveau sonore, l’impression est un peu la même. Ce qu’on perçoit, au départ, c’est une masse compacte, bruit pas aussi blanc que la vapeur dans la salle, mais bien dense aussi. Drone berlinois moche et méchant, saturé – à ce moment de la soirée, offline et naïf, à peine débarqué dans une ville où la sirène des pompiers a l'air d'avoir été composée par un producteur d'EDM sous Red Bull, je ne sais pas encore quel est le degré d’intentionnalité de ces impuretés dans le son, habitué que je suis à l’écoute méditative d’Éliane Radigue au fond de mon canapé. On peut débattre longtemps pour savoir si une platine CD est plus fidèle qu’un mange disque, si nos oreilles vieillissantes méritent vraiment qu'on déroule pour elles des bandes passantes de 0 à 22kHz, etc., tout au long de ce show, on redécouvre que lesdites oreilles ne sont qu’une petite partie de la chaîne de transmission du son. Des oreilles, ce soir, on en a aussi aux pieds, au ventre, ce n’est pas de la musique à picorer sur SoundCloud (enfin, faut pas s’en priver si on a que ça sous la main), c’est de la musique qui se vit en direct, par tous les sens et dans tous les sens. Éliane Radigue, référence qui n’a rien à voir avec la choucroute mais tant pis, raconte parfois en interview comme elle a été profondément marquée par le bruit des moteurs d’avions à réaction, lorsqu’elle vivait à côté de l’aéroport de Nice. Ici, on apprend nous aussi à écouter plus attentivement cette masse comme sortie d'un réacteur qui gronde autour de nous, et à lui trouver de plus en plus de charme. Comme le brouillard s’estompe en volutes, on découvre progressivement un son à la granulométrie très fine, avec çà-et-là de subtils motifs presque moyen-orientaux. Ce que l’on perçoit aussi et surtout, c’est une pulsation souterraine qui se déploie de plus en plus perceptiblement. Un peu plus loin, ce début de rythme finit par avancer totalement démasqué, prend la forme d’un bruit de percussion synthétique non identifié, évoquant une vieille boîte à rythme Roland, mais sans la patine, sans la référence implicite à des enregistrements mythiques - décapé, déplacé. Déréglé, car asymétrique, mais jamais, au grand jamais bancal. Il y a un savoir-faire impressionnant chez Jessica Ekomane, une cohérence évidente dans le choix des sons et une grande fluidité dans leur enchaînement. Le set est vraiment plein de surprises : on avait commencé avec une sorte de vent de face, et soudain apparaissent derrière nous des sonorités précisément disposées dans le champ auditif droit ou gauche. Là où tout à l’heure on devait fournir un effort pour démêler les fréquences qui se présentaient toutes ensemble sans hiérarchie particulière, le cerveau se voit maintenant proposer une musique en kit, ou presque, et comme tout à l’heure on se débrouille avec. Jessica Ekomane me semble aussi assez joueuse, balançant parfois l’air de rien des fréquences suraiguës à faire sauter chiens et chat par la fenêtre, et qui incite la partie la plus jeune (et/ou sensée) de l’auditoire à se boucher hermétiquement les oreilles (± à rouler au sol pour finir en position fœtale). Provocation, peut-être, mais il s’agit aussi et surtout de remettre à l'honneur des fréquences, et à d'autres moments, des timbres, des rythmes, auxquels nos esgourdes se trouvent de plus en plus rarement confrontées. Comme les fruits et légumes des hypermarchés (et de presque partout ailleurs), la musique ultra compressée à 120 BPM qu’on entend partout est tellement uniforme et calibrée qu’on en oublierait presque qu’il ne s’agit que d’une toute petite partie des possibles. C’est beau de voir Jessica Ekomane tomber amoureuse de ses sons comme Claude Lelouch de ses actrices, de la voir préparer pour eux les plus beaux écrins, en fonction de l’espace dont elle dispose.
Il y aurait sans doute autant à dire sur le set de la tête d’affiche de la soirée, la fantastique Sarah Davachi, sortie avec les honneurs universitaires d'un double cursus en philosophie et en musique électronique, et parcourant le monde avec son Arp Odyssey sous le bras depuis. Un peu le sentiment de passer d’une bolée d’excellente gnôle à une tasse de thé vert, un recalibrage des sens est nécessaire. Il s’agit toujours d’une musique qui se passe très bien de notes, qui joue sur d’autres contrastes que ceux du clavier tempéré. Mes souvenirs, pourtant pas très vieux, sont moins nets concernant ce merveilleux set, vous savez, parfois on se réveille d'un rêve et il n'en reste qu'un contour flou. Si on n’a pas peur d’enfoncer des portes ouvertes, on peut parler de musique contemplative, méditative, avec toujours cette hésitation entre porter son attention sur le très court terme, les vibrations analogiques si riches des machines, dans nos oreilles, sur nos peaux, et écouter à très long terme, ces rythmes et ces mélodies qui semblent provenir d’un espace-temps où les minutes seraient pour nous des jours. Les deux fonctionnent, on est quoi qu’il en soit épaté qu’il y ait plus d’événements sonores intéressants dans un seul set de Sarah Davachi que dans toute la disco de tant d’autres musiciens plus connus. Il est aussi très beau de voir le calme et la concentration de l’artiste au travail, dont le profil pourrait rappeler à un observateur un peu trop lyrique celui d’une madone émergeant du sfumato d’une toile de la renaissance. On se demande d’où sortent les délicates arabesques, comment naissent ces harmonies et mélodies diffractées par le jeu complexe des filtres des synthés. Le set est sans doute plutôt calme, plein de tact et de mesure, mais on ne s’y prélasse pas comme dans un bain chaud – là encore, on est surpris, gâté. Parfois, Sarah Davachi règle sa focale sur des sons plus tranchants, un peu 80’s, même, avec tous les souvenirs que ça peut faire remonter, mais comme chez Jessica Ekomane, l’équilibre prévaut et ils se trouvent toujours magnifiés, en même temps qu’ils apportent eux-mêmes un peu de couleur à l’ensemble. Pour finir, Sarah Davachi va progressivement épurer, dépouiller le signal, jusqu’à un son presque pur qui dont l’intensité décroissante laisse progressivement place aux bruits de la rue, de la vie, et c’est ma foi une très belle façon d’achever un concert, et une première soirée stimulante à Berlin…
Commentaires
encore
Und eine WeiBe Bier bitte