Se perdre et se reperdre dans des avenues anonymes de Berlin Est, dériver sur des kilomètres en passant - vite fait - devant des squats aux murs hérissés de menaces, se persuader qu’on a fini par franchir, à force de tracer tout droit, les limites du plan de ville bien inutile qu’on avait en poche, pour finalement découvrir qu’on est juste arrivé par le mauvais bout, que « Kraftwerk », l’endroit qu’on cherche, était à côté d’une bouche de métro, et qu’on aurait pu y être en 20 minutes depuis l’auberge de jeunesse en posant simplement ses fesses dans la bonne rame - au lieu de marcher au hasard sur plusieurs bornes… Bonne métaphore de la soirée qui va suivre, peut-être même de toute une vie : la désorientation, aussi complète que temporaire, nous rappelle qu’on ne sort jamais tout à fait du plan, mais qu’il y a juste des gens moins doués que d’autres pour la cartographie. Quant aux murs de matelas crevés de l’enclave anarchiste présumée de Köpenicker Straße, ils semblent surtout là pour montrer à tout un chacun à quel point, partout autour, l’ordre règne. Comme n’importe quel mec de base de plus de 8 ans, je sais déjà tout ça, merci - en attendant, j’ai tourné en rond toute la journée, je sais à peine comment je suis arrivé là et pas encore comment je vais repartir, et je m’apprête à assister à une soirée sans avoir entendu parler d’un seul des musiciens qui y joue, sur la seule promesse du nom du festival : Berlin Atonal. Techniquement, il y a une programmation prévue jusqu’au matin suivant, mais je sais déjà à ce moment de la soirée que telle une anti-Cendrillon pantouflarde jusqu’à l’os, j’en serai sorti avant minuit. Ce qui laisse déjà la possibilité de profiter de 3 ou 4h de musique, ou de quoi que ce soit de sonore qu’on nous proposera d’ici là, à défaut de pouvoir prétendre avoir participé à une teuf nocturne berlinoise typisch.


Je débarque pour la fin du concert du trio Lucio Capece (clarinette basse), « Mattin » (ordi) et Morten Olsen (percussions), en hommage, apprendrai-je plus tard, au producteur récemment décédé Mika Vainio, moitié du duo Pan Sonic, et comparse aussi de gens comme Charlemagne Palestine ou Christian Fennesz. L’appellation « musique industrielle » n’a jamais été aussi appropriée que pour ce set : c’est contre les murs d’une authentique usine désaffectée de la RDA, en l’occurrence, la gigantesque centrale électrique qui alimentait tout Berlin Est et ses environs, que ces trois-là font résonner plaques de tôle, quasi-ultrasons et grondements hostiles. Difficile de ne pas être impressionné par le lieu. On est pour le moment au rez-de-chaussée, tout en recoins sombres et en mauvais courants d’air, un comptoir de bar (quand même) pour tout confort. Les cônes et bâtonnets un peu en panique nous donnent presque la sensation d’être au milieu d’un snuff movie sous-exposé au grain épais, ou au moins, de ce film de Joel Schumacher avec Nicolas Cage sur les snuff movies. L’ambiance est donc assez oppressante, ce qui colle tout à fait à la musique qui se joue. Bien que produite aux deux tiers sur des instruments acoustiques, elle rappellerait plutôt l’agitation de machines libérées de l’injonction de produire, livrées à elles-mêmes dans un ballet grinçant et vain, comme les automates absurdes de John Bock, que j’avais découverts un peu plus tôt dans la journée à la Berlinische Galerie. Les trois humains impliqués restent impassibles sous leurs casquettes - je leur trouve des faux airs de réplicants. La clarinette basse produit des sons continus en forme de mèches de grosses perceuses, l’ordinateur, qui pourrait sonner comme un orchestre symphonique s’il voulait, préfère balancer des petites fréquences aigrelettes qui vous grattent un peu entre les oreilles. Morten Olsen, lui, tape non pas sur des bambous, loin s’en faut, mais sur des plaques métalliques plutôt pensées pour le BTP que pour la musique à la base. Les nuances d’exécution sont pratiquement absentes : ce qui varie surtout, c’est l’agencement temporel des éléments les uns par rapport aux autres. Les trois artistes disposent pour s’exprimer d’un vocabulaire réduit à une poignée d’émissions frustes, semblables en cela à Groot, dans les Gardiens de la Galaxie, aux Pokémon, ou encore au maçon des jeux de langage du Cahier Brun (et des Investigations Philosophiques) de Wittgenstein. Est-ce suffisant ? J’ai du mal à en juger. Si l’on place la radicalité en tête des qualités requises pour produire de la bonne musique, peut-être que oui. On est quand même pas mécontent que ça s’arrête, et on est à deux doigts de se trouver pervers d’avoir assisté à tout ça – les nuisances sonores, la pénombre, les mecs qui tirent la tronche, sans broncher. Le temps d’admirer les quelques œuvres d’art - assez géniales - qui parsèment le lieu, et on passe à l’étage du dessus (trompeusement baptisé « +8 »), découvrant un espace proprement gigantesque, moins tortueux mais pas tellement plus accueillant que le premier. J’imagine bien 20 ou 25m entre nos têtes et le plafond, et je ne saurais trop dire combien de piscines olympiques (mon unité de mesure personnelle des surfaces) on pourrait caser au sol dans cette salle. Ça ferait un bon décor de film, donc, mais ce qui est vraiment troublant, c’est qu’il ne s’agit pas d’un décor du tout, au départ, mais d’un endroit où des travailleurs en chair et en os ont passé toutes leurs journées pendant toute leur vie active, et pas juste comme nous autres une soirée de divertissement estival. Le no man’s land entre Est et Ouest sur Bernauer Straße est devenu une bande de pelouse où les gens promènent leur chien - et ma foi tant mieux - et cette grosse boîte de béton sombre a été transformée en AccorHotels Arena de l’underground, aussi fidèle - jusqu’au fétichisme - dans l’esthétique aux codes de l’industrie lourde est-allemande qu’opposée dans la fonction.


A 20h00, c’est le producteur parisien Shaun Baron-Carvais (aussi connu, mais pas de moi, sous le pseudo de Shlømo) qui prend la scène, partiellement dissimulé derrière un écran blanc et - apparemment c’est la mode à Berlin - quelques fumigènes des familles. L’aura de mystère qui nimbe ses gestes et son apparence n’est pas tellement perceptible dans sa musique, qui m’a semblé bien conventionnelle. Du point de vue du son, on pioche un peu au pif dans la boîte à souvenirs. Souvenirs de premier choix pour moi, et souvent contigus, comme celui des débuts de samedis après-midi passés devant « la Cinq » de Berlusconi à mater Supercopter, ou la compilation batave Synthétiseur III de chez Arcade Musique. Il est sûrement aussi crétin d’assimiler d’emblée ces séquences acides passées à l’arpeggiator au kitsch d’il y a trente ans, que d’associer les intervalles harmoniques dissonants à des BO de films de peur de série Z, plutôt qu’à Berg ou Pierre Boulez, mais la mémoire fonctionne ainsi, qu’y puis-je ? Baron-Carvais ne fait pas grand-chose par la suite pour me convaincre que K2000 n’est pas son influence principale - mais K2000 moins la vitesse, moins le Hoff en tuxedo, moins les sarcasmes gratuits balancés par des bagnoles qui parlent.


Entre deux sets, assez paradoxalement pour un festoche sis dans une ancienne centrale électrique, la salle reste plongée dans une obscurité artificielle, et les écrans sont mobilisés à la main par une armée de bénévoles. Ceux qui ont besoin d’air et de lumière peuvent toujours retrouver la civilisation quelques mètres plus loin, dans la cour du bâtiment, et investir dans une saucisse grillée qui coûte le prix d’un CD. Moi ça va. LCC débarque déjà sur scène de toute façon. LCC, fka Las Casicasiotones, qui ont peut-être dû changer de nom pour les mêmes très bonnes raisons que les ex-Panasonic susmentionnés…? Deux filles, deux ordis, moult possibilités, qui seront assez méticuleusement explorées ce soir. Pour la partie visuelle, c’est une vidéo remarquablement synchro avec la zik qui nous est proposée. Périple indatable en noir et blanc à travers le désert égyptien, puis dans des pyramides anormalement vides, m’évoquant, à tort ou à raison, les œuvres satanistes les plus troubles de Kenneth Anger, ou des rêves d’architectures cyclopéennes à la Lovecraft. Vidéo parfaitement ajustée à la musique, musique parfaitement ajustée au lieu : on trouve des sonorités tournées vers le passé, mais réagencées sans nostalgie, des signaux d’alerte dévoyés, transplantés sur des effrois nouveaux et incertains, des rythmes démantelés impropres à la danse (je n’ai vu personne s’y risquer), et surtout, il y a ces larges espaces réverbérés, mystérieux et enveloppants, à la Badalamenti, qui s’incluent idéalement dans l’immense hall désormais bien rempli – c’est un super gros festival en fait - vous le saviez peut-être, vous ? J’aurais quand même mis tout autre chose derrière le mot « atonal » : il y a ce mouvement initié par Strauss, théorisé par Schönberg, prolongé par Webern et quelques autres, et aussi, tout ce pan ultérieur de la musique qui s’est affranchi des douze demi-tons pour explorer les différents paramètres du son de façon plus libre… Les avant-gardes du XXème siècle n’ont pas directement influencé la musique des LLC, on serait plutôt dans une forme de techno déconstruite tirant sur l’ambiant, pour ce que j’y connais (≈rien), mais il y a chez elles un refus de la facilité qui en perpétue quand même un peu l’esprit.


Abul Mogard est l’intervenant le plus énigmatique du festival, et on assiste ce soir au tout premier show live de sa jeune carrière. C’était le seul gars dont j’avais googlé le nom vite fait avant de venir, et je n’ai pas été déçu : d’après Google, Mogard serait un ouvrier serbe à la retraite qui aurait décidé un beau jour d’investir dans des synthés, pour reconstituer à la maison l’ambiance sonore de son usine bien aimée. Depuis son sous-sol et depuis lors, le type serait devenu l’idole de toute une frange de la scène électronique mondiale, dont Thom Yorke, par exemple. Loin de moi l’idée de dénier aux ouvriers serbes le droit à une retraite épanouie et créative au plus haut niveau, mais cette histoire d’usine paraît un peu grosse, surtout quand on entend le produit du travail d’Abul Mogard. Re-double écran, re-fumée, deux loupiotes étranges sont braquées sur nous, une silhouette sombre émerge à peine derrière d’imposantes machines : la mise en scène est à nouveau très soignée, et pique la curiosité du spectateur. Du premier rang, placé en biais, on croit apercevoir sur scène un type moustachu d’un certain âge, qui pourrait correspondre au profil, mais le plus important est de découvrir la musique paraît-il exceptionnelle du vieux prodige. Le son d’Abul Mogard est à la scène principale de Kraftwerk ce que celui des grandes orgues est aux cathédrales : un complément naturel, qui en sublime l’architecture et achève de sidérer le pèlerin de passage. Ici encore, la dimension visuelle est une composante à part entière du concert : un projecteur géant, situé au fond de la salle, lance en direction de la scène d’immenses rais de lumière qui se muent en nuée floconneuse au double contact des écrans, wow. La musique évolue sur un modèle voisin: en faisceaux denses, méticuleusement assemblés - il faut d’ailleurs souligner la qualité du rendu acoustique sur toute cette soirée. Des sonorités brumeuses se mêlent à d’autres rappelant des cordes, et d’autres fréquences savamment filtrées impriment parfois un semblant de polyrythmie à un ensemble faussement calme et statique. Comme tous les autres sets du soir, celui de Mogard dure une heure, ce qui me semble étonnamment long pour ce type de performance censée requérir pas mal d’attention. Le fait est, cela dit, qu’on ne se perd pas en route tant la « dramaturgie » de la longue pièce jouée est lisible, elle l’est sans doute même trop, à force de petites mélodies descendantes, assez banalement mélancoliques, qui ne s’assument pas vraiment, noyées qu’elles sont dans le brouillard cosmique ambiant. Ambiance finalement très tonale, et la façon dont le set monte progressivement en puissance jusqu’à nous submerger n’est pas non plus des plus subtiles, ni des plus neuves. On est quand même impressionné par toute cette technique déployée pour nous, et voir comme ça plusieurs milliers de personnes rassemblées pour écouter un concert de drone est assurément une expérience qui sort de l’ordinaire. Vu la diversité des genres représentés jusque-là, je me dis qu’il y aurait encore beaucoup à découvrir après le show d’Abdul Mogard, mais je suis déjà plus que repu et il est temps de regagner le dortoir.


Vendredi soir, mini-retour à Berlin Atonal, non pas à Kraftwerk cette fois, mais pour un petit concert-pince fesses gratuit de Rhys Chatham chez un euh… opticien ? Pas votre Optic2000 du coin de la rue, plutôt un truc haut de gamme appelé Kuboraum, qui ne vend pas de bêtes lunettes mais des « sun masks » et des « optical masks », lesquels n’ont sans doute pas la vulgarité d’être remboursés par la sécu. Il pleut comme vache qui pisse, mais la moitié des gens sont dehors à papoter, des verres à vin immenses remplis de ce qui semble bien être de l’eau minérale à la main, alors que le concert a déjà commencé. A l’intérieur, l’ambiance n’est guère plus studieuse. Artistes d’avant-garde (ou du moins personnes sapées et coiffées de façon extrêmement excentrique), mannequins (ou du moins très jolies jeunes femmes) et autres membres supposés de la jet set berlinoise devisent gaiement et trinquent eux aussi à la flotte (laissez-moi croire que c’en était) pendant que le compositeur de légende s’affaire dans un coin, Fender désaccordée sur les genoux. Dans l’indifférence quasi-générale, Chatham empile des pistes de guitare, et le novice pourra penser aux longues plages improvisées tout en entrelacs de grattes de chez Sonic Youth, sauf que c’est précisément Chatham qui a commencé - Branca, Thurston Moore, Arto Lindsay et les autres lui ayant ensuite emboîté le pas avec le succès qu’on sait (version courte de l’histoire). Il y a aussi de la flûte, parce que pourquoi pas, et ça, les Sonic Youth avaient beau se vouloir expérimentaux et pointus ils n’ont jamais osé. Le mur du son qui se construit est parfois assez beau, mais pour moi qui sors une fois l’an de ma campagne, le spectacle était autant dans la salle que sur la (pseudo-)scène, désolé M. Chatham, je me suis parfois laissé distraire. Je suppose que c’est précisément ça, le luxe, pouvoir se payer un produit prestigieux et convoité, en l’occurrence ici un compositeur reconnu, pour mieux le laisser dans un coin au bout de deux minutes et ne plus jamais y prêter attention. Mais tous, on peut dire qu’on « était » à Rhys Chatham, et qu’on ait passé deux minutes ou une heure face à lui, on l’a tous vu et entendu sampler ses instruments, et ma foi ça fait toujours un truc à raconter, même si le cœur de cette musique sera resté inaccessible à pas mal d’entre nous. Quoi qu’il en soit, je vous rassure, Rhys Chatham a tout de même été chaleureusement applaudi à la fin, il faut croire que l’auditoire d’apparence volage était finalement très multitâche. J’espère avoir l’occasion d’aller écouter à nouveau Chatham un peu plus sérieusement, dans une vraie salle faite pour, un jour, mais ça reste une conclusion plaisante à cette série de concerts berlinois à l’arrache, qui m’auront permis d’explorer plus ou moins intentionnellement des champs musicaux méconnus de moi jusque-là. Le début d’une nouvelle aventure ?