Depuis quelques années et l’éclosion du phénomène, j’avais ce fantasme secret (pas spécialement secret par honte ou par pudeur, secret, simplement, parce que ce qui se passe dans ma tête – et avec un peu de (mal)chance vous voyez exactement de quoi je parle – n’intéresse strictement personne d’autre que moi maintenant que ma psy est partie à la retraite) d’aller passer une soirée à écouter un de ces tribute bands dont les affiches – entraperçues sur ces panneaux qu’on ne croise qu’en bagnole, compagnonnant avec des bennes à verre et à papier ou des feux verts, et alternativement recouverts de propagande pour Debout la France – semblent annoncer de prime abord – et de façon peu crédible – des concerts de Queen, Metallica ou Pink Floyd en plein cœur du pays toulois. Qui prend une fois le temps de ralentir, d’emprunter des chemins de traverse, etc., découvrira sur ces affiches, écrites en petits caractères, les mentions « tribute to », « by Majesty »/« by Made of Iron »/…, et autres calembours codés annonçant la couleur, qu’on pourrait confondre avec celle du Canada Dry. J’ai déjà été à trois ou quatre doigts, il y a quelques années, d’aller voir comme ça un groupe de reprises de Led Zep, Zep Set je crois, mais quelque chose m’a retenu, je n’arrivais pas à voir quel genre de souvenir on pouvait se fabriquer à partir d’un tel concert, quelles interférences visuelles et auditives irréversibles je risquais de faire subir aux classiques du groupe. Rock ’n’ Roll ou Whole Lotta Love existent dans un coin particulier de ma mémoire, une sorte de sanctuaire. Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, mais personnellement, la reprise de Kashmir par Puff Daddy feat. Jimmy Page sur la BO du Godzilla de Roland Emmerich avec Jean Reno en agent des services secrets français, il y a 21 ans, m’a fait du mal, il a fallu des années, et la quasi-disparition dudit Diddy des écrans radars, pour affaiblir les connexions neuronales correspondantes, et je ne veux pas risquer une rechute en allant voir un mec de 45 ans gros, permanenté et mal teint en blond massacrer la chanson à nouveau, en singeant ces inflexions vocales que seul leur créateur, Robert Plant, jeune ou vieux, est en mesure de produire sans sombrer tout à fait dans le ridicule. Les tortionnaires en manque d’inspiration, lassés d’arracher des ongles ou de waterboarder les gens, pourraient essayer ça, pourrir les souvenirs d’adolescence de leurs victimes en rendant subrepticement banal, voire légèrement pathétique, tout ce qui leur avait semblé jusque-là glorieux ou héroïque. Certes les membres survivants des grands groupes des seventies eux-mêmes ne sont pas les derniers pour livrer parfois des versions douteuses de leurs succès passés, mais il y a toujours chez eux cette petite étincelle qui traverse les âges et qu’aucun imitateur ne saurait reproduire. Le twist qui m’incite à me délester de 39€ (quand même) et m’envoie directement au pub rock chez Paulette ce soir, c’est la présence au sein de ce groupe de reprises de Deep Purple parmi tant d’autres de Monsieur Ian Paice, batteur légendaire et unique membre à avoir traversé les huit lineups du quintet de 1968 à ce jour. L’ambiance familiale du lieu est toujours aussi sympa, l’entrée évoquant parfaitement ce que j’imagine être un rade de campagne dans son jus, et il y a quelque chose de simple et sans chichi dans la clientèle aussi, on vient voir et entendre Ian Paice de près, écouter du rock, et puis voilà. Quand j’arrive, la première partie est déjà entamée, c’est littéralement un gamin (15 ans) qui tient seul la scène avec sa guitare acoustique, exécutant scrupuleusement, quoique très vite, un joli morceau de ragtime en picking, pendant une minute je me dis que c’est le régional de l’étape venu taper le bœuf de sa vie, mais je vois presque aussitôt que la virtuosité du jeune homme, sa précision, sa façon d’insérer sans forcer des licks à la Van Halen au milieu d’un morceau qui rappelle plutôt John Renbourn, ne se trouvent pas sous le sabot d’un cheval, c’est un phénomène. Il a quelque chose, dans le soin apporté à son costume, dans sa façon de s’incliner vers le public à la fin des morceaux, d’un enfant de la balle (c’est sa mère qui tient le stand merchandising d’ailleurs il paraît), ou de ces artistes de rue extraordinaires qu’on imagine avoir passé en secret des milliers d’heures à pousser leur unique gimmick à l’extrême. Je n’ai aucun goût pour le cirque, mais j’avoue que j’aime bien quand les musiciens se mettent à en emprunter les codes. Le numéro de blues acrobatique du jeune invité de ce soir n’a plus rien à voir avec son ancêtre des champs de coton, sur le fond, sur la forme, à part sans doute l’essentiel, cette pulsion magnifique à extraire du réel de quoi créer de l’art, du beau, plus universelle encore que le besoin de s’épancher sur les fiancées parties quand on se réveille le matin ou les méchants patrons. Bref, de façon inattendue, le défi de divertir une foule compacte avec une série de longs instrumentaux hors d’âge est relevé haut la main, et on démarre la soirée de bonne humeur. Pas très longtemps après, exactement comme on pouvait s’y attendre, c’est l’intro de Highway Star qui retentit, avec cette frappe souple, presque jazzy, en crescendo, qui se mue d’un coup en pluie d’acier quand le guitariste commence à lâcher les power chords. On sait gré aux membres de Pur.pendicular de ne pas avoir joué la carte du travestissement, à l’exception peut-être du chanteur, dont l’allure générale et la longue chevelure artificiellement frisée pourraient de loin donner l’illusion d’être face au Ian Gillan de 1993 – sauf que là, on le voit de près. Tout au long du set, il reprendra aussi quelques-uns des vieux tics sympathiques du frontman de Purple, balançant ses cheveux en rythme, s’excitant sur un tambourin ou manquant d’éborgner quelqu’un avec son pied de micro, et pourquoi pas ? Le guitariste, pour sa part, est aussi blond et souriant que Ritchie Blackmore était brun et taciturne, et assez habile musicien pour prendre la pose face aux smartphones tout en reproduisant l’un de ces solos sur lesquels je faisais saigner mes doigts en vain étant ado. Le fétichisme a donc clairement ses limites, les moyens financiers du groupe aussi sans doute, on n’entendra point d’orgue Hammond ni de Stratocaster vintage ce soir (Ian Paice joue tout de même sur son instrument de prédilection, et le bassiste arbore souvent la même Rickenbacker que Roger Glover à la grande époque), et il n’est apparemment pas question de nous offrir des copies serviles des morceaux emblématiques d’un groupe protéiforme, notoirement plus tranchant en live qu’en studio, et connu pour son sens de l’improvisation et sa capacité à moduler son interprétation (cf. Made In Japan) autant que pour ses riffs. Les solos de claviers ou de guitare, se trouvent donc agrémentés de petites fioritures plaisantes, de sonorités et de plans (tapping…) qui n’avaient pas encore cours en 1973. Là où Steve Morse, depuis son arrivée dans le groupe Deep Purple, a progressivement appris à épurer son jeu de guitare pour le rendre plus lisible et plus percutant, sur les deux derniers albums et les tournées qui ont suivi, notamment, les Pur.pendicular ne se privent jamais d’un effet de manche, mais au moins, on ne s’ennuie pas. On s’étonne en revanche d’être aussi peu étonné par la setlist : on dirait une vraie setlist du Purple actuel, avec une majorité de classiques de la période 1969-1973 (Space Trucking, Smoke on the Water…) et un ou deux titres plus récents (Perfect Strangers, The Battle Rages On) qui ont aussi été joués ces dernières années par le groupe original – et plutôt mieux, ça va sans dire. Pur.pendicular aurait pu profiter de la présence de Ian Paice pour revisiter d’autres titres plus rares (je ne dirais pas obscurs parce que les albums classiques de Deep Purple, les gens qui étaient là ce soir les connaissent sur le bout des doigts) et surtout issus d’autres incarnations du groupe, le Mk.III avec Coverdale et Hughes, ou le Mk.IV avec Tommy Bolin (ils auraient plus assurément mis le feu avec un bon Gettin’ Tighter, tiré de Come Taste The Band, qu’avec les habituels Hush ou Black Night). De temps en temps, comme dans un vrai concert de Deep Purple, la pression retombe un peu, le temps d’un morceau bluesy (When a Blind Man Cries, face B de l’époque Machine Head) ou d’une de ces semi-impros utilitaires où un, deux ou trois des membres jouent (apparemment) ce qui leur passe par la tête, thème de James Bond, refrain de Words de The Christians (remember ?), New York New York de Sinatra… Ces interludes, chez le vrai Purple, pour peu intéressants qu’ils soient, sont aussi l’occasion de nouer pendant quelques minutes une relation privilégiée avec un musicien qu’on vénère : entendre la marche turque bousillée au synthé par Jon Lord reste un privilège, quand on est fan de Jon Lord. Ici, ce que l’on perçoit avant tout, c’est que se produire sur scène pendant une heure trente est un travail éreintant et que nos amis, comme nous tous, ont besoin de faire des pauses, c’est humain, et plus ce monde va comme il va, plus j’aime ça, voir des travailleurs prendre leur pause. Dans le plus pur esprit purpleien, il y a aussi de vraies jams à cinq au milieu des morceaux, des reprises de BB King ou des Doors (Roadhouse Blues, qui, précisément à l’initiative de Paice, a aussi atterri sur le dernier album de Deep Purple, boucle bouclée), et même un morceau original passé en contrebande (qui avait l’air d’être une mise en abyme du statut de musicien dans un tribute band), permettant à Ian Paice de briller dans des contextes inédits pour nous, et pour briller, ce soir, à Pagney Derrière Barine, il brille. Plus qu’à un hommage au groupe Deep Purple, on assiste à un hommage aux concerts de Deep Purple, leurs temps forts et leurs temps faibles, jusqu’à ces moments où on nous demande, jamais compris pourquoi, de taper dans les mains ou de beugler, et ma foi, on le fait, chacun fait ce qu’il a à faire, et avec le sourire, dans cette ambiance conviviale et festive. « This is what rock’n’roll should be », a commenté Ian Paice à la fin du show, je ne sais pas ce que ce « this » est censé représenter – un concert-doudou dont le morceau le plus récent est sorti il y a 25 ans ? des mecs sapés en léopard qui nous parlent d’amour comme ils parlent des voitures ? ou simplement de l’énergie et du beau jeu ? – en tout cas je suis d’accord avec lui, ça me va, ça ne remplace pas et ça ne remplacera jamais le fait de voir Deep Purple en live, mais finalement ça ne fait que du bien, et le seul effet secondaire est de rentrer chez soi avec la banane.