Hier soir, ou peut-être était-ce ce matin, j’ai vu passer au sein du Flux qui me sert de vie sociale et culturelle cette image générée par une intelligence artificielle, qui tentait audacieusement d’imiter une peinture de Gerhard Richter. A partir des seuls mots clés « calm » et « |abstract » (vous pouvez essayer vous-même, ça marche en trois clics à peine), la machine, de façon plus expéditive encore que le vrai Richter, super- et juxtaposait coups de spatule/couleurs vives, fonds gris mats et sinistres, petites cases et coulées floutées, et force était de constater que, même si l’œuvre produite était atroce et dépourvue de la moindre cohérence, la patte de l’artiste, et sans doute certaines de ses inclinations, y étaient identifiables, comme le sont aussi, par exemple, les harmonies vocales et la batterie sautillante des fausses chansons des Beatles fabriquées par des puces. La prochaine étape, et on serait à peine surpris qu’elle advienne dans six mois ou même la semaine prochaine, sera sans doute d’émuler pour de bon, disons, l’influence de la vie à Dresde après la seconde guerre mondiale sur Richter, celle des laques et des soieries chinoises sur l’art d’Henri Matisse – plutôt que simplement ses formes et couleurs de prédilection – ou pourquoi pas, et peut-être plus facilement, cette rage qui semblait animer Julius Eastman lorsqu’il a composé les trois pièces données à découvrir ce soir, Evil Nigger, Crazy Nigger et Gay Guerilla. Gay Guerilla, guéguerre IA, je suis un peu face à ces morceaux comme devant l’onglet de navigateur qui affichait mon Richter de synthèse : une forme saute aux sens, marquante, visible comme un visage, mais pas franchement gracieuse. Quatre pianistes titillent des touches, répétitivement, algorithmiquement, du Philip Glass inversé qui nous dirait d’aller péter des Apple Store plutôt que de servir de générique à genre Christine Ockrent sur France Culture. Pour l’instant, c’est seulement sur nos cerveaux anesthésiés que pleuvent les coups de marteaux, et ça s’arrête presque jamais. C’est un minimalisme un peu paradoxal, qui sature l’air et la pensée de motifs impérieux, pas par vagues océaniques à la Einstein on the Beach, mais en attaques continues de staccatos. Ce serait un peu idiot de reprocher à Seurat de ne peindre qu’avec des points (ça a dû arriver quand même), et on ne se plaindra donc pas non plus officiellement que le gimmick trouvé par Eastman perdure pendant presque deux heures – il faut prendre acte et passer outre, de même qu’il y a sûrement autre chose à dire du plat que la belle-mère a passé la matinée à cuisiner que « ah c’est salé ». Le pianiste le plus proche de nous, Melaine Dalibert, a disposé sur son pupitre un iPhone chronométrant, pour une raison quelconque, chacun des morceaux joués, et honnêtement, on regarde parfois défiler les minutes et les secondes comme un apnéiste en quête de record, mais l’attention qu’on s’efforce de porter à la musique – on est là pour ça – met tout de même au jour plein de petits détails intéressants, voire captivants. Il y a souvent moins de dix doigts à la fois posés sur les Steinway au centre de la scène, mais le fait qu’ils appartiennent à quatre joueurs différents permet d’inventer du flou, du micro-décalage, sous la surface hérissée. On peut alors avoir l’impression d’entendre un vieux synthé analogique, aux oscillateurs pas synchrones et aux filtres tout sauf neutres, machines faillibles et presque humaines. Un chœur inattendu s’invite et s’évapore. Certains effets de l’école new-yorkaise sont reproduits par des moyens diamétralement opposés aux siens propres: à l’entame du troisième morceau, une note répétée, renvoyée sans ménagement d’un piano à l’autre aboutit ainsi à un signal vibrant sans attaque ni extinction, auto-entretenu, transitoirement satisfaisant. Grâce à des procédés du même genre, on pourra aussi entendre, par exemple, l’éclat dense d’une trompette soulignant un passage particulièrement intense – comme d’autres se plaisent à retrouver un goût de cuir ou de mousse d’arbre au fond de leur verre de pinard. Même si on s’ennuie parfois, et que l’on n’entre pas facilement dans son œuvre, Julius Eastman n’en demeure pas moins un artisan roué et astucieux, dont la précision me rappelle celle de cet ancien horloger, chez qui je me suis régulièrement rendu pour raisons professionnelles, dont aucun des coucous et autres pendules n’est tout à fait à l’heure, ce qui permet à tous de sonner distinctement, chacun à leur tour et dans le bon ordre. Accessoirement, d’ailleurs, le goût de tant de personnes pour les ding dong et les Big Ben, symbolisant essentiellement pour moi le temps qui nous contrôle plutôt que l’inverse, me dépasse un peu, mais c'est une autre histoire. Parfois, le jeu dans les rouages s’étend aussi à des séquences plus larges qu’une simple note : à un moment, ce sont quelques mesures (pas exactement douze) d’une sorte de blues qui se retrouvent à chalouper : réminiscences, flaveurs fantômes, là encore, mais c’est l’un de ces rares instants où les âmes résonnent. Flou analogique, cathodique, persistances tympaniques de fréquences alternées, qui finissent par devenir des harmoniques réciproques, voilà sans doute ce que j’ai eu envie d’entendre dans les œuvres présentées ce soir, et qui advint par intermittence. Peut-être pas ce que Julius Eastman souhaitait vraiment nous balancer à la face en priorité. Je ne sais pas : je ne suis pas sûr d’avoir perçu le propos. En attendant, je ne regrette certainement pas le déplacement, ni mes 21€. Il n’y a qu’au cinéma qu’on peut crever d’ennui devant un film de Béla Tarr. Il n’y a qu’en concert qu’on peut se frotter réellement à la radicalité monolithique des œuvres pour piano de Julius Eastman, sans s’en foutre ni battre en retraite. C’était donc au final bien chouette de retrouver le chemin des salles de spectacle, ainsi d’ailleurs que des amis par la même occasion. La saison est lancée…