Tramelan, Canton de Berne : son clocher, ses alpages, ses Tramelots (4254 au dernier recensement), ses concerts de musique improvisée - dans une salle de spectacle qui l'est tout autant, improvisée : l'ancienne manufacture de montres Record, fermée en 1983 et reconvertie en lofts. Un lieu insolite, dont les occupants usuels font comme chez eux, installés aux balcons qui donnent sur la cour intérieure, pendant que les gens de passage se posent de façon plus classique sur des chaises en plastoc disposées devant et derrière les musiciens, dans une configuration qui évoque une transposition du Stone, NYC au cœur du Jura Suisse. Le programme du soir aussi sent fort la scène Downtown : Sylvie Courvoisier débarque en trio accompagnée des deux briscards Drew Gress (comparse de Fred Hersch, Steve Coleman ou Jack DeJohnette autant que de Tim Berne ou Uri Caine) à la contrebasse et Kenny Wollesen (John Lurie, Bill Frisell, Tom Waits, Norah Jones, John Zorn...) à la batterie. Annoncés comme des continuateurs de la tradition ancestrale du trio jazz, Sylvie et ses nouveaux amis commencent le show par Charlier Cut, le morceau à la fois le plus référencé et le plus irrévérencieux de leur album : télescopage de vrais-faux départs, farcissement de certitudes jazz chamboulées par des nuées de notes parties toutes seules en mode Gilles de la Tourette, gros mots sublimes ou délicieuses bourrades dans les reins - on sait Sylvie coutumière des coq-à-l'âne géniaux, mais les autres, pourront-ils la suivre ? Oui, ils le pourront, parce qu'il circule entre ces trois-là un fluide de la même nature que celui qui passe entre Sylvie et son violoniste de mari Mark Feldman : cette section rythmique-là sait changer instantanément son swing en or massif en usine à grincements, murmures, secousses telluriques d'intensités variées, elle adapte son rythme, sa puissance, ses timbres, à la nanoseconde-même où Sylvie commence à partir en vrille. La souplesse dans la souplesse, ces types savent tout jouer, et ils ne s'en priveront pas (l'interlude « too romantisch too » à l'archet de plus en plus pathétique, sur le vieux Double Windsor, les numéros de virtuosité vintage en solo, les impros atonales débridées, les paysages de sons patiemment élaborés -le début de Dunes - rebaptisé Inscordatura pour le trio (?)...). J'ai eu souvent la chance d'entendre jouer Sylvie ces dernières années, et selon les contextes, j'ai été frappé par diverses qualités de son jeu d'un concert à l'autre. Ce qui apparaît le plus, ce soir, c'est l'élasticité du trio qu'elle mène, Sylvie impulse chaque son, et ce son ricoche, rebondit, se démultiplie, mais ne se perd jamais en route. Comme les compositions en solo de Sylvie Courvoisier - qu'on peut entendre sur l'album Signs & Epigrams - les morceaux du trio sont mus par une logique interne très forte, Sylvie semble toujours avoir une idée derrière la tête, et chaque pièce est un mini-big bang qui pendant 5 ou 10 minutes va placer en expansion spatio-temporelle les différents aspects de cette idée de départ. D'une certaine façon, le fonctionnement fusionnel de ce groupe me rappelle le concept de solo pour orchestre élaboré ces dernières années par Pascal Dusapin : une machinerie multiple, à la forme changeante mais toujours reconnaissable, aux mouvements complexes, mais qui restent cohérents. Dans cet ancien haut-lieu de la domestication du temps, Sylvie, Kenny et Drew montent des machines à la précision folle, mais molles comme celle de Dali, occupant l'espace et découpant le temps en dehors des conventions établies. Pendulum, dont le nom ne doit sans doute rien au hasard, est un bon exemple de cette façon propre au groupe de graduer l'instant : accords suspendus émergeant d'une longue panoramique improvisée, la mélodie au piano n'est délivrée que par fragments, fixés, figés, et se trouve progressivement mise en vibration par les mouvements de balais très fins et les tapotements de Kenny Wollesen (maître du less-is-more qui exerce un contrôle absolu sur la moindre pièce de son instrument), jusqu'à basculer vers la poignée d'accords qui suit. Le bassiste et le batteur n'ont jamais peur de suivre Sylvie dans l'étrange, dans le sale (ce bruit blanc, évoquant celui qui s'ajoute aux signaux analogiques poussés à bout, qui vient faire buguer La Cigale...), l'abstrait, le grotesque, l'irrésolu, et quelles que soient la direction prise et les exigences de la pianiste, le public a suivi, lui aussi, conquis par ce mélange pas si fréquent de spontanéité joueuse et de perfection technique. En ce qui me concerne, je ne peux pas faire autrement que d'y retourner ce soir, aux forges de Fraisans.