– les festivals estivaux, et en particulier ceux qui font un peu foire à la saucisse en même temps, étant de nos jours la seule chance de choper Plant et son groupe en live pour l’Européen moyen. Il y a deux ans, au même endroit, j’avais été invité à assister à un très bon concert de Deep Purple, mais dans la fosse, une poignée de types au poil ras et aux biceps saillants qui tournaient au riesling depuis le matin avait rendu l’écoute un peu sportive, et j’espérais cette fois pouvoir juste profiter des bonnes vibrations plantiennes sans me prendre une mandale. La première partie du concert m’a fait hésiter aussi : les bourre-pif, passe encore, mais une heure presque et-demie d’Asaf Avidan, idole des jeunes à la voix pour le moins particulière, serait-ce auditivement tolérable ? Pas un hasard si les Américains torturent à coups de playlists à Guantanamo (je crois pas qu’Asaf en fasse partie cependant), subir une musique stridente qu’on n’a pas choisi d’entendre, c’est éprouvant. Trop tard pour reculer, le groupe arrive sur scène, section rythmique basse batterie masculine et élégante, au sens vestimentaire, puis trois jeunes femmes, sapées comme des Claudettes et affectueusement sifflées par la partie la plus joueuse du public, s’installent aux postes à responsabilités : guitare, claviers, et euh, tambourin. Preuve que la parité est en marche, elles se lancent alors dans une introduction vaguement funky aussi mollement que l’aurait fait un groupe de tâcherons du sexe opposé. Asaf se fait attendre juste ce qu’il faut, et c’est parti pour le show, le personnage est souple et gracile, il faut lui reconnaître une certaine présence scénique, et ses vocalises prolongent avec beaucoup de fluidité les ondulations et les contorsions du corps et du visage, quelque part entre l’artiste habité à la Jeff Buckley et le sportif de haut niveau style Brian Joubert, impeccablement spectaculaire en toutes situations, entortillé autour du micro, à genoux les yeux au ciel, une fesse posée sur un tabouret de bar, en veste, en marcel (il fait très chaud l’été en Alsace), souriant, grimaçant… La voix d’Asaf Avidan, tout le monde la connaît et la reconnaît maintenant - elle a souvent été comparée à celle de divers chanteurs de jazz, de soul ou de rock des deux sexes, et on comprend vite ce qui a amené le gars en première partie de Plant ce soir. Par instants, l’énergie qu’il déploie rappelle la fougue du tout jeune Robert, fraîchement débarqué de sa cambrousse pour chanter son blues sur les campus américains, à ceci près qu’à 35 balais, Asaf est déjà plus vieux que Plant à la fin de l’aventure Led Zep et qu’il a déjà pas mal roulé sa bosse : la fougue en question restera donc bien canalisée d’un bout à l’autre, pas beaucoup de folie dans tout ça. Plus souvent qu’à Plant ou Janis Joplin, c’est à des personnages de cartoon qu’on pense pendant le concert, le plus ressemblant physiquement et vocalement étant Woody Woodpecker, et on se trouve plus souvent amusé que réellement touché par les œuvres d’Avidan. J’ai parfois eu la gorge nouée sur le trajet en bagnole en écoutant les balades post-divorce de l’album de 2008 d’Extreme (bonne musique pour voiture), je peux donc être bon public, mais là, je suis resté en dehors du coup. Il faut dire que les morceaux joués ce soir n’avaient rien de très accrocheur pour la plupart, ambiance un peu sixties, puisant dans un rythm ’n’ blues assez basique et se parant de vibratos de guitares surf ou autres chœurs spectoriens souvent entendus, pour sonner au final un peu creux, en tout cas dans ce contexte live. Pas des masses de refrains mémorables ni de belles parties instrumentales à se mettre sous la dent. En cela, Asaf Avidan me rappelle d’autres artistes post-Jeff Buckley, dotés d’une voix, d’une gueule, d’une attitude -je pense par exemple à Anna Calvi – qui peuvent impressionner, mais malgré toute cette belle assurance, ont encore du boulot à accomplir avant de livrer leur chef d’œuvre. Lorsque, quelques minutes après la fin de cette première partie, ont retenti les accords du Rumble de Link Wray dans la version originale de 1958, qui accompagnait l’entrée sur scène de Robert et de son groupe, le manque de corps cette musique au demeurant pas désagréable, est apparu encore plus clairement.

Le concert de Robert Plant commence pied au plancher, littéralement, avec Trampled Under Foot - pas Trampled Under Foot chanté en berbère avec un chœur gnawa, pas accompagné à l’accordéon cajun, non, le Trampled Under Foot normal, guitares fièrement dressées et toutes paroles salaces dehors comme en 1975, sacrée surprise que d’entendre, d’entrée, un titre du Zep joué avec si peu de surprises. Skin Tyson, qu’on a connu il y a mille ans au moins au sein de Cast, un des groupes les plus propres de toute la Brit-pop, arbore maintenant un impressionnant combo barbe-cheveux de clochard céleste à la Moondog, et son jeu de guitare a subi le même genre d’évolution: libre et débraillé, Skin nappe, strie, plaque, patouille comme il se doit dans la partie médiane de la chanson, on pourrait presque imaginer entendre Jimmy. La chanson étant toujours bien adaptée au registre vocal actuel de Robert, et le reste du groupe jouant très correctement, on s’y croirait. On se croirait où et quand, d’ailleurs ? Qui est-ce qu’on est venu voir ? L’apollon à la voix d’airain des années 70 ? Le passeur infatigable de cultures musicales d’Afrique et d’ailleurs? L’auteur-compositeur à part entière qui a émergé depuis la fin du Zep ? Les lignes sont brouillées d’emblée par Plant lui-même, on sent que tout peut arriver. Et en effet, le vieil homme, désormais, et son attelage improbable, les Sensational Shape Shifters, vont constamment naviguer entre les lieux, les époques, les cultures, le premier et le vingt-huitième degré, la modernité (certes un peu 90’s) d’un son global et synthétique et la nostalgie du blues originel... Je crois qu’il ne faut pas trop chercher à analyser les flux contradictoires qui irriguent la musique de Plant, il faut plutôt se laisser porter. Souvent, la musique est simplement très bonne, et c’est bien suffisant. Je suis content d’entendre ensuite Another Tribe, tiré de Mighty Rearranger. Skin et Justin Adams ont sorti les guitares sèches, les autres tapotent des tambours, mais par miracle l’intensité ne retombe pas. Qui d’autre que Plant, actuellement, peut jouer avec autant de justesse et de densité ce rock acoustique, inventé par Led Zep au temps de Babe, I’m Gonna Leave You ou Over The Hills And Far Away, et continué ensuite avec des titres comme Come Into My Life ou Shining in the Light ? C’est sans doute sur ce genre de morceaux que Plant assume et assure le mieux l’héritage du groupe qui l’a rendu célèbre. Sa voix, moins puissante et un peu craquelée maintenant, se mêle particulièrement bien à ces arrangements moins plombés. Un peu plus tard, le groupe joue Little Maggie, du dernier album, indéniablement un morceau qui envoie le bois, et on réalise soudain qu’il n’y a même plus une guitare électrique sur scène, à la place, des bendirs, un banjo, un luth touareg à 3 cordes et un violon peul, et sans qu’on voie trop les ficelles, ma foi, ça fonctionne, ce qui n’avait rien d’évident. Le troisième titre de la soirée est encore un classique de Led Zeppelin, et pas mal d’autres suivront, ne cherchons pas à comprendre, savourons. C’est Black Dog, et comme d’habitude avec Plant, la pauvre bête est inexplicablement victime de mauvais traitements. On a droit cette fois à une version un peu dub, avec un riff coupé en deux faisant l’effet d’une stérilisation forcée. Je ne sais pas si c’est un plan genre rajouter des moustaches à la Joconde, mais le résultat n’est pas pleinement convaincant. Si Plant veut vraiment changer quelque chose à ce morceau, qu’il commence par les paroles, qui sont quand même pas fameuses. Je crois que c’est au milieu de ce morceau-là aussi que Juldeh Camara a fait sa première apparition, et son rôle dans le groupe est encore moins évident sur scène que sur disque. C’est tout à l’honneur de Plant de profiter de sa notoriété pour mettre en lumière le très bon duo Camara/Adams, mais il y a sûrement d’autres endroits pour le faire que le milieu de Whole Lotta Love ou Lemon Song. Le cerveau basique du fan de rock attend un bon gros solo de guitare bien senti (puisqu’on a eu le riff à 10000 Watts et le chant de demi-dieu juste avant), et non, finalement c’est Juldeh qui débarque pour nous servir les trois mêmes notes aigrelettes sur son violon à deux cordes. C’est d’autant plus dommage qu’il est loin d’être manchot, et qu’il livrera une contribution rythmique plus intéressante sur Poor Howard, en fin de spectacle. Presque à chaque fois, en tout cas, son arrivée m’a fait l’effet d’un pop-up sur un écran d’ordi, vous lisez tranquillement un article sur Nietzsche ou sur Loana, et bim, une pub pour Groupama déboule de nulle part en plein milieu de la page. Un décompte mental se surimprime à chacune de ses apparitions : « la suite de votre contenu dans 19, 18, 17s… ». Assez étonnamment, le répertoire du soir est plutôt axé sur le blues, avec une succession de jeux de miroirs troublants entre les originaux et leurs copies zeppeliniennes. Plant commence ainsi How Many More Years (Howlin’ Wolf) pour dévier subrepticement sur la version Led Zep I, et Bring It On Home (à moins qu’il ne s’agisse d’un autre classique blues non identifié, et de toute façon méconnaissable) subit le même traitement. Spoonful est aussi repris selon la formule classique des Strange Sensation/Sensational Shape Shifters : une base au clavier façon transe, des bendirs en mode Diddley beat, des gros power chords sur deux tons à la guitare, et Plant qui scande ses paroles hors d’âge avec un sourire en coin, et finalement c’est plutôt plaisant, étant confronté à une telle légende vivante au répertoire si riche, d’assister à un show aussi relâché et sans pression. Le quota attendu de classiques du Zep sera tout de même largement rempli. Assumant désormais pleinement sa ressemblance avec Pierre Perret, Plant nous gratifie ainsi d’une de ses adaptations perso du Zizi - la fameuse Lemon Song de Led Zep II, dans une version bien grasse et bien lourde, et on aura aussi Rock’n’Roll en rappel. Par moments, on s’interroge sur ce qu’aurait pu donner le même morceau, en 2015, avec le suppôt de Satan originel à la guitare à la place de ce Justin Adams aux faux airs de député-maire divers-droite, et dans ces brefs instants, on se sent un peu comme un gosse de divorcés sommé de se laisser accompagner à la piscine par son beau-père et de trouver ça fun. Oui, Page et Plant, c’était la même chose en mieux, c’était même magique, mais c’était il y a 20 ans, et il faut savoir se réjouir d’avoir tout de même passé une bien bonne soirée avec le toujours grand Robert Plant, et de l’avoir vu s’amuser, en compagnie d’un groupe qui tient la route, à revisiter son passé avec autant de liberté et de vivacité. C’est déjà magnifique.