- Setlist dont le morceau le plus récent date visiblement de 1971 ? Check.

- Anecdotes à la Jean-Claude Brialy sur Jimi Hendrix et Janis Joplin entre les morceaux ? Check.

- Musiciens mi-chauves mi-chevelus (chauvelus ?) et bedonnants - sauf un qui est jeune et porte des T-shirts moulants ? Check.

- Chanson-hommage au membre fondateur mort qui avait participé à la reformation précédente mais avait refusé de se joindre à celle-ci ? Check.

- Solo de basse, solo de batterie ? Check. Check.

- Moustaches sur scène et dans le public ? Check.

- Medley complaisant de riffs de vieilles chansons connues (Hey Joe, Smoke on the Water…) ? Check.

- Bassiste qui au lieu de tenir bêtement et logiquement le rythme au fond de la scène tient le crachoir et joue les chefs d’orchestre, puisque les autres membres d’origine sont en retraite ou décédés ? Check.

On est donc bien en présence d’un authentique groupe de vieux, en l’occurrence, Ten Years After, dix ans – justement - après leur re-reformation sans Alvin Lee, mais avec le jeune prodige Joe Gooch à la guitare et au chant. C’est surtout lui que j’avais envie de découvrir ce soir - fine gâchette, le gars, à ce qu’on dit. Si le groupe avait joué par chez nous dans sa formation d’origine (hypothèse devenue très improbable depuis mars dernier), j’aurais sans doute passé mon samedi soir chez moi devant W9 plutôt que chez Paulette, à Pagney derrière Barine. Respect à Alvin Lee, mais aller s’exciter à notre époque sur les prouesses du guitariste le plus rapide de l’an 1969 reviendrait un peu à continuer de ne jurer en 2013 que par le minitel et les Citroën BX (très belles caisses au demeurant). Le successeur d’Alvin a trente-six ans, et il n’a pas découvert le rock de Chuck Berry sur un énorme poste de radio à lampes dans le salon familial. Il n’a pas fait ses premières armes en même temps que les Beatles au Star Club de Hambourg. Ses parents lui ont payé des cours de guitare quand il était gosse, il a vécu Woodstock un million de fois depuis son canapé, et ses premiers contacts avec Leo Lyons et sa bande ont dû se faire par disques compacts de la médiathèque interposés. Il a fréquenté virtuellement Alvin Lee, Page et Hendrix en même temps que Django Reinhardt ou Steve Vai. Les temps changent, et la course à la virtuosité et la rock’n’roll attitude ont atteint des extrêmes si ridicules dans les années 70-80 qu’un bon guitariste de la génération de Joe Gooch n’a que deux options lorsqu’il monte sur une scène : se vautrer dans les clichés en jouant la carte rockstar au dixième degré (tel le jeune et gesticulant troisième gratteux du Blue Öyster Cult, subi en août dernier à Colmar), ou bien envisager son imposant bagage culturel et technique comme un simple outil au service d’une vision musicale plus large, plutôt que comme une fin en soi. Laissant les fringues en cuir, les duckwalks et les poses de dieu grec aux ringards, Gooch opte pour la sobriété - pantalon noir, chemise cintrée et petit chapeau, se plante face à son micro et n’en bougera guère de tout le concert, si ce n’est pour troquer sa Strat contre une Les Paul, quelque part au milieu du show. Le groupe démarre sur le genre de blues rock bien générique qu’on imagine, mais il y a un truc en plus, une finesse, c’est comme goûter une purée de patates, mais préparée par un grand chef, et trouver ça excellent. Des motifs subreptices apparaissent en filigrane à travers les riffs épais du groupe, parfois une note du flux attire notre attention, qui sort de l’ordinaire pentatonique, qui déjoue nos attentes, arrivant un peu trop tôt, ou plus tard que prévu, ou qui roule et vient s’éteindre avec élégance contre le mur de la rythmique. Ça peut être boogie et devenir aussi vibrant et vivant que les traces de la brosse à la surface d’un Mondrian, clairement, tout est fait à la main et la main est habile. Les trois membres d’origine, basse, batterie, orgue, ont conservé une relative modestie de bon aloi, conscients d’être avant tout une section rythmique, un écrin pour leur soliste. Ce que même les innombrables best-of du groupe ont du mal à mettre en évidence aussi, c’est que le répertoire du groupe comporte quand même une poignée de super bonnes chansons. Rien qu’au titre, on se doute bien que des machins comme Choo Choo Mama ou Love Like a Man sont des rocks interchangeables et un peu bof, surtout prétextes à jouer de la guitare vite et fort, mais il y a aussi au milieu de tout ça une ou deux perles psyché, 50000 Miles Beneath My Brain ou I’d Love to Change the World. La première prend progressivement possession de nos corps au moyen d’une subtile accélération, qui existait déjà dans la version orginale de 1970, mais arrive quand même à nous prendre par surprise cette fois encore. La seconde est un classique du groupe, que Gooch se réapproprie avec une assurance tranquille, délaissant la gratte hippie et le falsetto de l’original pour quelque chose de plus moderne, sans abîmer le morceau pour autant. Alors OK, la checklist « vieilles gloires sur le retour » est intégralement validée, mais à la fin du show, ce n’est pas le plaisir nostalgique qui domine, mais l’impression d’avoir profité de presque deux heures de musique qui vit, qui palpite, et qui continue, au XXIème siècle, de faire du bien aux oreilles, au ventre, au cœur. J’espère que ces gars pourront poursuivre encore longtemps comme ça.