A en juger par la longueur de la file à l’extérieur du Poisson Rouge, l’affiche de cette dernière soirée à New York est la plus prestigieuse et intrigante de la semaine. On n’avait pas eu à se battre pour aller écouter Nels Cline au Shapeshifter Lab lundi soir, mais cette fois, il fait équipe avec deux des plus fameux guitaristes de ce siècle : Marc Ribot et Bill Frisell, ce qui a attiré les curieux par centaines. Impossible d’imaginer à l’avance ce que ces trois-là comptent jouer, étant donné la variété de styles dans lesquels ils se sont illustrés. La scène du Poisson Rouge a été classiquement replacée au fond de la salle, et l’Ami Dom et moi-même aboutissons à l’autre extrémité, à moitié écrabouillés contre le bar (au moins on ne mourra pas de soif). Ceux qui pensent que le jazz n’est pas mort, mais qu’il sent juste un peu bizarre, n’ont sans doute pas assisté à l’étrange cérémonie qui a servi d’introduction au concert. Alors que tout le monde attend le début du show, une sorte de vieux garçon mal peigné (ou trop bien, je ne sais plus), représentant anonyme d’une quelconque « guilde du jazz » (inconnue de moi, mais visiblement très importante à ses yeux), parvient à générer pendant quelques minutes l’antithèse absolue de cette magnifique semaine de rencontres musicales en liberté, ânonnant un discours façon pot de départ de vague collègue en regardant ses pompes, et finissant par remettre à Bill Frisell un prix incongru de meilleur musicien de jazz de l’année - comme si ledit jazz était maintenant une affaire de palmarès, de petites cases et d’assemblées générales de sociétés savantes plutôt que d’énergie, d’échanges et de sauts dans le vide. Je sais bien que chez nous la musique jazz a aussi ses « Victoires », et qu’en général Médéric Collignon les remporte, mais laissez-nous juste écouter les musiciens, et surtout la musique. Bill Frisell est poli et il dit merci, et c’est bon, on peut passer aux travaux pratiques. Il y a une première partie aussi, un concert solo de Zeena Parkins, fameuse harpiste et complice de Fred Frith notamment. C’est beau la harpe, dans l’absolu, mais en 20 ou 30 minutes d’improvisation solo, on a le temps d’en percevoir les limites, même si celle de Zeena Parkins est bien traficotée et électroniquement dopée. Parkins m’a surtout semblé très seule au cours de cette longue pièce, personne à titiller, à accompagner, personne à qui répondre, pas de direction très affirmée, et tout du long un son trop ténu pour qu’on accepte de s’y soumettre sans condition. Pas grave, après tout, une première partie sans attrait ne fait que renforcer l’appétence pour le groupe qui suit. On est rempli d’espoir, mais on se demande quand même un peu comment Ribot, Cline et Frisell vont faire pour casser la baraque avec rien d’autre que trois guitares. Que nos trois larrons puissent s’entendre musicalement, on n’en doute pas, ils ont l’habitude de jongler entre toutes sortes styles, des plus mainstream aux plus ardus. Ils trouveront bien un terrain d’entente, mais comment peut-on simplement faire sonner ces trois instruments identiques sans s’emmêler les cordes, et en générant des dynamiques suffisantes pour prendre pleinement possession de l’espace ? Plus on progresse dans le set, plus il s’avère que ces questions sont totalement pertinentes. Des fragments mélodiques et rythmiques émergent souvent du magma improvisé, ils sont parfois très beaux, mais on a quand même souvent l’impression de suivre deux, sinon trois programmes en même temps, ou d’avoir poussé par erreur la porte d’un magasin de grattes un samedi après-midi, comme s’il y avait toujours un des musiciens pour jouer contre les deux autres, voire comme si chacun jouait pour soi (imaginez trois solos de guitare différents lancés simultanément sans accompagnement). Vous me direz que c’est un reproche qui est souvent fait aux musiques librement improvisées, sauf que là, c’est vrai. L’absence de section rythmique (ou quasiment : on a parfois vu une tête émerger derrière des fûts en fond de scène) prive le son du groupe de l’épaisseur attendue, et condamne généralement les morceaux au surplace. Sur les passages en solo ou en duo, les choses s’arrangent un peu. Ribot en soloïste agité, Cline le bidouilleur savant et Frisell en rat des champs inventent un jeu de chaises musicales qui leur permet d’explorer pas mal de possibles, dans un espace qui s’étend de l’americana à la noise en passant par le funk. Les rôles ne sont pas distribués une fois pour toutes, et il arrive qu’on ne sache plus vraiment qui joue quoi, ce qui n’est certes pas un problème en soi. Peut-être que simplement, dans mon esprit, la guitare électrique et la musique rock restent irrémédiablement connectées, peut-être m’attendais-je donc à une performance plus sauvage, et/ou plus mélodique, à quelque chose de plus franc en tout cas. L'ensemble m'a paru un peu vain, décousu. En tout cas je peux ajouter trois croix d’un coup dans mon registre des célébrités que j’ai vues en vrai.

Ambiance plus chaleureuse, cosy pour finir la soirée, au 55 Bar tout proche, charmant troquet à l’ancienne qui accueille régulièrement petits et grands noms du jazz, plutôt que de diffuser l’équivalent local des matchs de l’AS Nancy Lorraine. Un zinc, quelques tables en bois, il n’y a pas vraiment de scène, les gars s’entassent au fond du rade et jouent sans filtre et sans filet, devant un mélange de mélomanes du cru et de touristes enquillant les pintes de Brooklyn Lager. Les touristes se pressent au 55 Bar, oui, car l’endroit sert un peu de QG à des artistes qu’on aperçoit plutôt sous chapiteau dans les festivals par chez nous - et on dira ce qu’on voudra, mais Mike Stern à votre foire à la merguez jazz locale et Mike Stern presque en pantoufles dans un bar de Greenwich Village sont deux expériences fort différentes. Au programme ce soir, le Dave Binney Trio, avec ce gars que j’adore, Jacob Sacks, au… piano ? C’est ce qu’annonçait la prog, et c’est son instrument, mais un piano au 55 Bar, ça ne rentre pas, c’est donc en fait au Fender Rhodes que Jacob officiera ce soir – et qui s’en plaindra ? Jacob Sachs a gardé cet air d’éternel étudiant chevelu, dégingandé, un peu voûté, qu’il avait déjà il y a quatre ans, à l'époque de ma première visite à New York. Son talent aussi est intact, et le fin sourire qu’il arbore semble indiquer que tout se passe bien pour le groupe ce soir. La musique du trio de Dave Binney est fluide, enjôleuse, si plaisante qu’on en oublierait qu’elle est produite par trois vraies pointures de la scène jazz new-yorkaise – le leader, en particulier, rencontre un succès public et critique croissant. On n’est à l’avant-garde de rien, simplement dans l’instant présent, et cet instant est plein, rond, c’est une gorgée de grand cru sur le palais, un tableau de maître dans un coin de salle de musée. On peut admirer la complexité harmonique et rythmique, la dextérité, la cohérence du groupe, on peut aussi simplement se laisser emporter par ce jazz syncrétique, qui présente ses thèmes et ses idées sans détours ni arrière-pensées. Pas de blues, pour cette dernière soirée à New York, pas d’autre enjeu que de profiter une dernière fois des plaisirs locaux. Je reviendrai sans doute, pour le 55 Bar, pour le Stone, pour entendre encore Bruce Gallanter de Downtown Music Gallery faire l’exégèse de Star Trek ou retracer la genèse de tel ou tel enregistrement mythique, pour les bagels, je reviendrai, alors à bientôt.