Quartet, solo, duo, trio, très bien, mais la vraie raison de cette traversée de l’Atlantique reste le très rare double concert de Mephista du dimanche soir. En juin 2010, lors de la dernière série d’apparitions de Sylvie au Stone, la défection de dernière minute de Susie Ibarra nous avait permis de découvrir un superbe batteur en la personne de Tyshawn Sorey, OK, mais un Mephista paritaire, avec Sorey à la batterie et John Zorn au sax, est-il encore le vrai Mephista ? (…non). Ce soir, c’est bien le trio originel qui joue, et cette perspective est finalement plus réjouissante que celle de voir débarquer le taulier du Stone avec son ténor et tout son attirail de notes et de fans envahissants. Mephista est décrit par Sylvie Courvoisier comme un groupe « récré », on s’installe, hop on joue. Ce qui me plaît chez Mephista, pourtant, n’est pas tant cette fraîcheur que l’aura de mystère qui se dégage de la musique, et ce mystère a tout à voir, à mon avis, avec la composition 100% féminine du groupe. Je tourne depuis huit ans autour de la musique de Mephista, comme Bill Pulman autour de Patricia Arquette dans Lost Highway, elle me touche et me fascine, mais quelque chose en son cœur reste et restera inaccessible. Tant mieux. Homme ou femme, en tout cas, on ne peut pas s’ennuyer à un concert de Mephista, il s’y passe toujours quelque chose, et les trois musiciennes réussissent l’exploit de faire survenir continuellement de nouveaux événements sonores sans que l’auditeur se fatigue ou perde le fil. Mori, Ibarra et Courvoisier ont opté ce soir pour des formats courts, comme sur les albums (on retrouve d’ailleurs çà-et-là quelques fragments déjà entendus sur disque), chaque morceau agglomérant des milliers d’éléments microscopiques et disparates. Impros primesautières à trois voix et instants d’introspection en miettes de mélodies, en stridulations bizarrement touchantes, cymbales caressées, en tout et rien, des unes aux autres sans transition, c’est un langage tout en ruptures mais étonnamment fluide qui n’est parlé que par ces trois personnes au monde, trois femmes puissantes et puissamment connectées, dont les six mains se prolongent tout naturellement de câbles, cordes, font sonner le plastique, l’ivoire, le métal et la peau avec une grâce qui leur est propre. L’intégration parfaite de Lotte Anker au trio, pour le deuxième set, tient donc a priori du miracle. La formule trio+une avait certes bien marché en 2010, lorsque Mephista avait invité Joëlle Léandre au même endroit, mais la présence massive de la contrebassiste sur scène avait pu, par moments, fragiliser l’unité du groupe. Logiquement, cette fois, on retrouve en partie l’ambiance plaisante de l’album Alien Huddle, du trio Anker/Courvoisier/Mori, et il apparaît que Lotte Anker la voyageuse a déjà bien l’habitude du dialogue femme-machine avec Ikue Mori comme des coups de sang de Sylvie. Le lyrisme et l’abstraction de Mephista sont donc finalement intacts en version quartet, et c’est sur un super set très équilibré et bien confortable que se referme notre semaine Courvoisier.

On retrouve Lotte Anker, mais côté public, lundi soir, au Shapeshifter Lab de Brooklyn, pour le double concert du trio Tim Berne / Jim Black / Nels Cline. Berne + Batterie + Guitare, la formule rappelle tout à fait, sur le papier, l’excellent Big Satan du même Tim, lorsqu’il est accompagné de Tom Rainey et Marc Ducret. Dans les faits, la musique de BB&C n’a rien à voir. Ce que Big Satan produisait était une sorte de math-rock - au sens propre du terme, un écheveau de formules musicales qui, dans un univers parallèle, serait issu du cerveau dément d’un Philip Glass ou d’un Steve Reich en pleine rébellion punk. Musique complexe, kaléidoscopique, le Diable est dans les détails et sa musique n’en manque pas, et il nous séduit toujours in fine par son recours éhonté à des rythmes et mélodies entêtants, savamment patouillés avec le reste. Le trio BB&C de ce soir, à l’inverse, ne cherche jamais à plaire - sa musique est, croît inextinguiblement, créature, état dans l’état. Est-elle le produit logique de cette rencontre entre trois grands techniciens, ou bien est-ce elle qui, d’autorité, leur grimpe en singe sur le dos, les anime et les fait résonner ? Le son Berne, Black & Cline s’étire, s’étend en landes pelées, stridentes, stries plus spatiales que temporelles, lentement, pas vers - mais à travers nous. Jusqu’ici, je connaissais surtout Nels Cline pour son prodigieux solo sur la chanson Nothing But Heart de Low, un vrai feu d’artifice, tellement lyrique qu’il ose s’achever en tapping à deux mains sur le manche. Au sein de BB&C, le guitariste restreint volontairement sa palette aux quelques teintes les plus bruitistes, plutôt que de profiter de cet espace de liberté pour étaler son savoir-faire (qui est presque infini). Tim Berne a provisoirement laissé de côté ses ritournelles algorithmiques pour se concentrer aussi sur une poignée de notes intenses, et le talent de Jim Black pour les bons petits grooves ne nous sautera pas non plus aux oreilles cette fois : les tambours grondent, les cymbales vibrent, et saturent les quelques pans d’espace laissés libres par les deux autres. La musique du trio paraît sauvage et autonome, mais il est finalement évident qu’elle ne doit rien au hasard : ce sont l’intransigeance et la technique de ses géniteurs qui la rendent captivante en continu pendant 45 minutes. L’adjonction pour le deuxième concert d’une authentique section rythmique – Ches Smith et Devin Hoff – densifie et structure logiquement le son du trio. Par moments, la violence torve du premier set est ainsi rendue plus explicite, évoquant les spasmes de la no wave d’antan, mais le plus souvent, c’est simplement un peu de chaleur humaine que la pulsation du second batteur vient apporter. Grâce à Smith, les concrétions aveugles poussées un peu plus tôt deviennent enfin des refuges habitables pour nos oreilles. Devin Hoff tient aussi la baraque, ne dédaignant pas pour autant le jeu à l’archet et autres tours d’improvisateur libre, et Ches Smith a également emporté quelques gadgets en supplément de son drum kit. A cinq, on soulève les montagnes plus facilement qu’à trois, et Berne, Black et Cline retrouvent des mains libres, ils peuvent progressivement assouplir leur jeu, bidouiller claviers et laptops, ou lâcher quelques plans virtuoses- pendant que l’un ou l’autre furète, cette fois, tous les autres assurent derrière. Des paysages sonores inhospitaliers nous sont encore parfois présentés, en alternance avec quelques représentations plus plaisantes, ce qui accentue leur singularité, et le plaisir qu’on peut avoir à les contempler. Au final, on assiste en cette fin de soirée à un concert aussi puissant, mais plus accessible et libéré que le premier, ce quintet à la rythmique dédoublée se révélant un superbe écrin pour l’inspiration protéiforme de Tim Berne, Jim Black et Nels Cline.