Sylvie Courvoisier / Mark Feldman Quartet, Jazz d’Or, Strasbourg, 16 novembre 2010

Liste non exhaustive de concerts loupés depuis un mois :

  • 6/10 Orchestre National de Jazz – Around Robert Wyatt, Nancy
  • 7/10 Anthony Braxton 7tet, Strasbourg
  • 14/10 Dave Holland 5tet, Nancy
  • 14/10 The Ex, Nancy
  • 29/10 Jeff Beck, Amnéville
  • 9/11 Marc Ribot Sun Ship, Strasbourg
  • 10/11 Sidsel Endresen / Hakon Kornstad, Strasbourg

Mais cette soirée du festival Jazz d’Or de mardi dernier, sauf cas de force majeure : inratable. Quoi de spécial ? Rien, tout, le Sylvie Courvoisier / Mark Feldman Quartet. Troisième fois que j’y retourne, mais pas tout à fait dans l’état d’esprit du péquin qui commande toujours le bifteck-frites du Flunch pour la constance de son rapport qualité/prix : ce qui est constant chez Mark et Sylvie, c’est surtout cette confiance, complètement galvanisante pour l’auditeur, en l’instant présent. Oui, ils rejoueront ce soir, comme tous les autres de la tournée, chacun des thèmes vertigineux de leur dernier album, deux fois plus vite si possible (ça l’est) et sans louper le quart d’une nuance (quand nuance il y a). Oui, même s’ils ont un disque rempli de nouvelles compositions à défendre, ils peuvent bien entrer dans leur concert par un moment d’improvisation pure - à la rigueur, une oreille mal informée pourrait même croire que ça n’a pas encore commencé, qu’ils s’accordent, presque. Ils s’accordent, et nous accordent à eux. Plutôt que de banalement capter la lumière des projecteurs, Sylvie, Mark, Thomas Morgan et Gerry Hemingway font progressivement le noir autour d’eux, coucher de soleil musical qui ouvre à d’autres perceptions. La salle – très agréable et fonctionnelle - le soir, la ville, deviennent musique. Pour avoir vu le quartet par deux fois auparavant, je sais que la suite (piétinements de danseur de flamenco de Mark Feldman sur the Good Life, rythmiques d’airain) prendra des couleurs bien plus vives, mais le groupe fond-enchaîne pour l’instant sur le bel et sombre To Fly To Steal, articulé autour d’un motif de piano majestueusement laissé en suspens par Sylvie, ouvrant un espace pour ces micro-improvisations dont je dois bien avouer qu’elles m’avaient d’abord un peu dérouté, à l’écoute du disque. Curieuse et inhabituelle, cette nécessité de tendre l’oreille pour réceptionner les sons émis par l’homme placé au centre de la scène : Thomas Morgan. « La parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui écoute », nous enseigna Montaigne, et cette parole bassistique comme chuchotée, il faut effectivement aller la cueillir à mi-chemin. Et qu’entend-on quand on tend l’esgourde ? Un rythme rendu effréné par la ténuité du son - s’il s’arrête il meurt sur place - qui nous arrive comme par télépathie, une fois le cerveau branché sur la bonne longueur d’onde, un groove intériorisé, Thomas joue de son manche et de ses doigts mais aussi, directement, de nos souvenirs, à nous de récolter et réassembler - à la vitesse du son - les pièces de puzzle qu’il nous balance nonchalamment. C’est sans doute l’équilibre sonore naturel du format violon/piano/basse/batterie qui nous permet d’être ainsi pleinement attentif à chaque instrument, dans les improvisations solitaires comme dans les passages à deux, trois ou quatre. Instrumentation classique, mais toutes les configurations possibles sont explorées, avec une prédilection bizarre pour les duos basse-batterie. Dans une interview récente sur France Musique, (le malheureux) Alex Dutilh cherchait à savoir pourquoi Mark Feldman avait choisi Morgan et Hemingway en particulier. Cette question, comme toutes les autres, fut éludée par Mark qui ne voyait pas visiblement pas trop quoi en dire. La réponse, comme toutes les autres, passe par la musique : Gerry Hemingway, comme le jeune bassiste, est un maître de la pulsation subliminale, il tambourine, pianote, clapote, mais chaque tambour de son drum-kit minimaliste est à double fond, renvoyant les échos de rythmiques plus ouvertement jazz découvertes par la suite sur son nouveau (et génial) CD en duo avec Ellery Eskelin. Mark Feldman n’est pas seulement le violoniste du groupe, il en est aussi le chef d’orchestre, celui qui distribue la parole ou bat le rappel au moment de faire swinguer les thèmes, et le premier spectateur : il faut le voir, sur le côté de la scène, hocher la tête en rythme, un fin sourire aux lèvres, quand Sylvie Courvoisier plonge en solitaire ou que bassiste et batteur se tirent gentiment la bourre. Sylvie, en forme, peut toujours clouer le bec de quiconque d’un solo bien expédié, ne le fait pas toujours, semble se contraindre volontairement aux chemins escarpés. Bien sûr, des compagnons aussi brillants que les siens sont parfaitement capables de la suivre n’importe où, pourtant, ce soir, un voile impalpable isole sa performance des leurs. Dans les séquences en trio piano/basse/batterie, on pourrait comparer la relation de Sylvie aux deux autres à celle qu’entretient le ciel avec les vagues, quand elles le reflètent… A nous d’apprendre à contempler les éclats sonores qui en résultent… A nous d’élargir notre définition du quartet de jazz, ou, plutôt, à nous de l’épurer radicalement, pour ne plus attendre de lui qu’une quête perpétuellement recommencée de la beauté sonore, au delà des genres et des convenances.