A Dudelange, le 5 mai 2011, je retrouve le quartet exactement comme je l’avais laissé six mois plus tôt, à Strasbourg : perché sur une jolie scène, en train de jouer Hôtel du Nord, la dernière composition de Mark Feldman. A l’époque, c’était une pièce en rodage, proposée en guise d’ultime friandise à nos oreilles déjà repues. Cette fois, il s’agit pour le groupe de défendre, en ouverture de set, le morceau-titre du deuxième album, sorti le jour-même. Les armes, à l’écoute de la première minute de concert, sont les mêmes qu’aux débuts du quartet : un thème introductif vite et bien balancé, puis le couple vedette s’éclipse aussitôt, laissant la basse et la batterie devenues jumelles tricoter leur beau babil alambiqué. Tambours, petits, la grosse caisse et les cymbales ne serviront que bien plus tard dans le concert, et pour le moment, les lignes sinueuses de Thomas Morgan s’élèvent et s’étirent avec une obstination végétale – pas forcément vers nous. Comme si le premier intérêt à monter un quartet, pour Mark et Sylvie, était d’écouter germer sous d’autres doigts que les leurs, à travers d’autres timbres, la foule de leurs idées musicales (zornien ?). Sur disque, j’avais d’abord été très surpris par les contrastes extrêmes occasionnés, par cette impression que quelqu’un coupait dans le son aux moments les plus inattendus ; simplement, par ces absences répétées des leaders. On vient toquer chez des amis, et ce sont deux autres gars qui nous ouvrent la porte, et nous font la conversation. Sympas, les gars, cela dit. To Fly to Steal, un beau disque, que j’aurais bien eu envie d’écouter partout et tout le temps, pour faire plus ample connaissance, mais qui ne s’est pas laissé faire - en voiture, l’expérience se rapprochait assez de ces (vaines) tentatives de suivi d’une émission de radio d’un bout à l’autre, lors de trajets sur l’autoroute. Même à la maison, il fallait pratiquement prendre rendez-vous, l’alternative étant d’accepter de passer une heure, oreilles bien ouvertes, face à la chaine hi-fi (il faut une chaine hi-fi, aussi), ou de simplement renoncer et partir s’adonner à des plaisirs plus faciles. Hôtel du Nord, donc : intro, impro, quatre, deux, en concert, on s’est habitué aux nouvelles lois dictées par le quartet, à cet art presque cubiste de la diffraction des idées musicales. Chemin biscornu mais connu, et bien vite arpenté cette fois. La destination a changé. Le groupe au grand complet prend désormais un plaisir évident, au cœur du morceau d’ouverture et des suivants – Dunes, puis l’excellent Plan A - à se ménager de larges espaces intermédiaires : ni aires de rejeu de vieux airs, ni terrains vierges à défricher/déchiffrer. Plutôt des sortes de grooves, confortables juste ce qu’il faut, ou au moins, des motifs, autour desquels faire graviter les idées improvisées par les uns et les autres. Cubisme : le Picasso de 1923 était sans doute beaucoup moins cubiste que celui des guitares concassées de 1913, mais il n’était pas moins Picasso. Il en va de même pour notre quartet, assoupli, mais pas assagi, revenu de telles sinuosités qu’il peut aussi se permettre de profiter du plaisir de jouer simple, simplement ensemble. Le quartet aguerri de 2011 a avalé celui de l’an dernier, ses fulgurances et ses fractures, et produit désormais une musique plus imagée que cérébrale. Des impossibles poétiques de To Fly to Steal, atomiseurs de langue comme de musique, on est passé à l’Hôtel du Nord, fantômes familiers, lumières électriques et lits qui grincent. Une boucle de quintes entêtante imaginée par Sylvie, comme échappée d’un disque de drum’n’bass patraque du siècle dernier, s’y cogne la tête contre tous les murs, pendant que Mark Feldman et Thomas Morgan échafaudent minutieusement leur musique, unisson de pizzicati et de basse ligne claire, sur une autre échelle. Gerry Hemingway embellit, économe, et l’ensemble sonne, peut-être pas aussi parfaitement que sur l’album, découvert un peu plus tard, mais sonne, quand même - comme une vie à l’hôtel, comme un vieux film pas restauré, sans pour autant se démarquer radicalement de la musique précédemment jouée par le groupe. On retrouve cette ambiance trouble sur Plan A, où Sylvie, à nouveau, distille une mélodie instable mais swinguante, qui aurait bien pu servir de bande son à une apparition de femme fatale dans un film de Lynch. Morgan et Hemingway savent alors devenir des accompagnateurs discrets, qui laissent à Mark Feldman le soin de partir à l'assaut des édifices paradoxaux bâtis par son épouse, libérant de son violon ces étonnants chants d'oiseaux, semblables à ceux que les gens qui ne dorment pas entendent parfois s'élever mystérieusement, au milieu de la ville et de la nuit. La synergie totale des membres du quartet bénéficie aussi aux morceaux déjà entendus auparavant : Dunes – très efficace dans son nouvel arrangement, ou To Fly to Steal, ont appris quelques bonnes manières trompeuses, pour mieux nous désarçonner par la suite. Et la version du soir de The Good Life célèbre comme jamais la joie de monter à quatre sur une scène. Joie partagée, qui imprègnera et illuminera bien des instants qui suivront, mais aussi l'écoute des deux albums du groupe - du deuxième, sans doute encore meilleur que le premier, il faudra reparler bientôt.