Chaque soir à New York, pour l'amateur qui a pu garder dix ou vingt dollars en poche, le même dilemme se pose : il ne s'agit pas de savoir si tel ou tel concert vaut le coup, mais plutôt de choisir parmi tous ceux qui nous sont proposés lequel sera le plus inouï, ce qui nécessite parfois de savants calculs, prenant en compte ses préférences musicales propres, mais aussi le lieu du concert – en fonction de celui du set précédent ou du suivant - l'âge du capitaine, ou l'appétence de ce dernier à tourner en Europe. Assister à un show de Mike Stern, c'est bien; le faire accoudé au comptoir du bistrot du coin de la rue, une Brooklyn Lager dans chaque main, c'est autre chose. Aller écouter Fred Hersch pour son dernier soir au Village Vanguard, c'est se donner la chance de brancher directement ses oreilles sur les battements du cœur d'un héros bien fragile. Ce jeudi soir, il n'y a pas vraiment eu de débat pour savoir s'il était judicieux d'échanger deux barils de beau piano (au Stone, Uri Caine, aucune chance d'être déçu, et le jeune mais tout aussi génial Jacob Sacks, du Dan Weiss trio) contre un seul de Muhal Richard Abrams, légende chicagoane dont, hum, j'ignorais l'existence jusqu'à la veille. Merci, donc, à Dominique et Sylvie pour cette magnifique quoique tardive découverte - Caine et Sacks, vu leur talent, on les entendra encore bien des fois et sans doute même de plus en plus de ce côté ou de l'autre de l'Atlantique.

La soirée commence bien étrangement par une annonce de l'un des organisateurs, qui s'excuse presque de ne pas pouvoir nous proposer le concert du sax Fred Anderson prévu en deuxième partie de soirée, Anderson étant... décédé le matin-même. Difficile, par la suite, de ne pas entendre dans le set d'une quarantaine de minutes en solo du pianiste un tombeau poétique joué à la mémoire de son collègue.Chaque note d'Abrams, ce soir, est lestée d'une gravité, au sens newtonien comme au sens émotionnel, que je n'ai retrouvée chez aucun des autres (grands) pianistes entendus tout au long de cette semaine new new-yorkaise. Il y a bien, pourtant, quelques similitudes formelles entre l'entame de ce concert et celle du set solo de Craig Taborn la veille (très beau également), notes uniques, détachées, minérales, jouées de la main gauche, mais alors que chez Taborn, elles emplissent calmement l'espace de volutes enveloppantes, et nous entraînent toujours du côté du plaisir simple de goûter les sons, celles d'Abrams s'effilent, s'affûtent, et finissent par nous clouer sur place. Il faudra de très longues minutes, peut-être même un tiers du concert, pour que le pianiste commence prudemment à s'aventure hors de ce registre grave. Profondeur - chaque note creuse un lit pour la suivante. On pourrait distinguer Abrams du commun des pianistes par cette patience avec laquelle il met progressivement en sons ses idées, comme si elles filtraient goutte à goutte à travers la roche. En fait, on a même l'impression que cet homme, par sa musique, est carrément capable de stopper le cours du temps. Ces résonances, ces angles qu'il fabrique s'enfoncent vers un infini sans enchantement, cathédrale sans dieu aux arches coupantes, froide comme l'est un caveau. Abrams ne s'appuie pas systématiquement, comme un Morton Feldman, sur le silence ou la lenteur pour développer cette ambiance. Ce qui marque d'abord, ce sont les harmonies abruptes qu'il crée, évoquant beaucoup plus Boulez que la trinité « Lionel Hampton, Scott Hamilton, Duke Ellington » chère à Michel J. C'est d'ailleurs ma très grande faute, et je m'en suis vite repenti, d'avoir un instant imaginé que ce monsieur noir d'âge vénérable allait jouer du jazz au sens où on l'entend habituellement. Autres grands absents du concert, le swing, le groove - cette musique n'apparaît pas dans le but de titiller nos attentes rythmiques, ou de nous propulser vers où que ce soit. Pas abstraite pour autant, elle nous invite à une introspection, sans complaisance, ni inconfort délibéré, et à aucun moment, l'austérité formelle de ce long morceau en solitaire n'a occulté l'évidente connaissance profonde de la nature humaine de son auteur.

Par quoi remplacer le concert de Fred Anderson? Les organisateurs ont vite tranché : par rien. Comme dans la vie en dehors des salles de spectacle, rien ni personne ne saurait réellement prendre la place d'un disparu. Dix minutes de silence, dans l'obscurité. Léger halo sur le visage de Muhal, debout, aussi magnifiquement digne dans le silence qu'il l'a été dans la musique. Tout le monde, à commencer par ceux qui, comme moi, n'avaient pas l'heure de connaître cet autre grand bonhomme, se tient à carreaux.

Le temps d'aller engloutir un sandwich, le concert suivant a commencé sans nous. Sur scène, l'ascète au piano a laissé place à trois hurluberlus, tellement peu glamour avec leurs chemisettes taillées dans un vieux fute de Johnny Clegg et leurs calvities partielles de voisins d'en face, qu'ils en seraient presque rock'n'roll. Autour d'eux s'étale tout un fatras de percussions et de machins. De temps à autre, John Ehlis, le guitar anti-hero du trio, pose son noble instrument et descend de sa chaise pour aller taper sur des claves, ou sur d'autres babioles sonores, petits rythmes de bric et de broc accompagnant les mélodies de Joseph Jarman. C'est une autre dimension – la dimension horizontale, si on veut - de la vie des hommes : Abrams, perché/penché sur son piano, semblait sonder nos âmes, le Lifetime Trio voue visiblement son existence à la célébration des petits plaisirs épars du quotidien. Quelque part au milieu du concert, Jarman nous chante un Blues for Zazen particulièrement cool – passer une partie de son temps simplement assis sur un coussin rond l'aide sans doute beaucoup à aplanir les hiérarchies conventionnelles entre grande musique et petites chansons, rythmiques d'ici et d'ailleurs, virtuosité et bricolage sonore, et le charme de la musique de son groupe repose en grande partie sur ce rapport on ne peut plus détendu à la musique, et à la vie en général.

Retour d'Abrams pour finir la soirée, également en trio, et curiosité de découvrir comment une musique aussi intériorisée que celle qu'il nous avait offerte peu avant allait pouvoir s'enrichir sans se trouver alourdie par l'irruption de deux autres musiciens. La réponse, dans le line-up : Muhal Richard Abrams, piano, Ari Brown, saxophone ténor, Harrisson Bankhead, basse. Basse et saxophone, comme deux appendices naturels aux extrêmes du clavier, et pas de rythmique tonitruante pour dénaturer la pulsation intérieure du pianiste. J'aimerais pouvoir en dire plus sur la musique elle-même, mais j'ai malheureusement piqué du nez aux premières notes, et je ne garde de cette dernière partie qu'un souvenir en creux comparable à celui des rêves dont on sait juste, au réveil, qu'ils ont été bien agréables. La faute sans doute à la chaleur écrasante de cette journée, et à la fatigue accumulée au cours de ce début de séjour trépidant. New York City est peut-être la ville qui ne dort jamais, il n'empêche que tous ses passagers permanents ou temporaires, eux, ont besoin de cligner des yeux toutes les dix secondes et d'un peu de sommeil de temps en temps. A suivre...