On est en 2010, vous savez bien dans quel monde on évolue - mais ça n'empêche pas Mark Feldman de titrer une composition The Good Life - la bonne vie, la belle vie. Hymne à la joie d'un musicien arrivé au sommet de son art, et bien décidé à profiter de la vue? Exactement le contraire : ce morceau, comme chacune des pistes du disque, est simplement un manifeste, un appel à se sentir pousser des ailes - plus pratique pour suivre ces quatre-là dans leurs improvisations toujours très libres, mais pas folles pour autant. A la première écoute, certaines transitions sont un peu raides, les oreilles bien calées sur un thème aux petits oignons se retrouvent souvent balancées sans ménagement au milieu de joutes atonales, le toutoscope de Courvoisier et Feldman se plaisant à nous montrer tantôt les étoiles, et tantôt les tréfonds moléculaires de la matière sonore. Pas vraiment le swing tranquille au coin du feu qu'on aurait pu attendre d'un quartet violon, piano, basse, batterie plutôt conventionnel sur le papier... Pourtant, c'est bien le rythme, la pulsation, qui permet au titanesque Messiaenesque de tenir debout, une pulsation protéiforme d'un genre nouveau, que nos virtuoses vont cravacher ensemble ou laisser filer, et elle court tout du long, parfois éclatante, parfois quasi-silencieuse, entretenue, amochée, ravivée par l'un ou l'autre des artistes, qui se la refilent joyeusement comme des gosses qui jouent au loup. Et l'album, très dense et très audacieux, a bien d'autres facettes, Five Senses of Keen nous offre par exemple douze minutes parfaites d'une musique de chambre contemplative d'une grande subtilité, tandis que l'improvisation Fire, Fist and Bestial Wail (tout un programme) nous entraîne pas à pas vers les extrémités brûlantes annoncées par le titre (et ce solo de piano!)... Alors voilà, il n'y a plus qu'à ramener les copains, on n'a jamais trop de paires d'oreilles pour apprécier justement ce nouveau chapitre important de l'œuvre de Sylvie Courvoisier et Mark Feldman. Quelle bonne vie...