Jacques Roubaud, dans un numéro récent du Monde Diplomatique, se plaignait du déclin économique et surtout formel de la poésie. Qui s'en soucie en 2010 ? Des neuneus qui la cherchent dans la beauté d'un coucher de soleil ou du vent dans les arbres, une bande de jeunes slameurs incultes et mal peignés, aux rimes aussi plates que leurs médiocres sentiments, et puis, les plus dangereux, ceux que l'auteur nomme, fort poétiquement en effet, les « vroum vroum » - olibrius tout occupés à « produire des séquences sonores inouïes et admirables n'incluant pas un seul mot ». Je n'ose pas imaginer ce que Monsieur Roubaud, ou son équivalent compositeur contemporain, pourrait bien penser de la musique atomique de Jacques Demierre. Atomique, pas par sa propension à nous faire pousser des champignons dans les oreilles, plutôt dans sa façon d'envoyer valser les molécules d'air, de les égrener, les épépiner à l'infini sans jamais recourir aux artifices de l'accumulation syntagmatique ou paradigmatique de fréquences conventionnelles. Comme le physicien nucléaire brouille l'apparence lisse et uniforme, si familière, de la matière, pour nous donner à imaginer des milliards de simultanéités électroniques en mouvement, Demierre désosse, déshabille du regard cet indescriptible fatras de cordes, marteaux, de blanc, de gris, de centimètres carrés de bois laqué, que notre cerveau, par paresse, a pris l'habitude de nommer - et donc d'écouter « piano ». Les points communs avec une démarche scientifique s'arrêtent là, car le musicien, sur Black / White Memories, ne cherche pas, il trouve, en permanence. D'où, peut-être, cette tentation de rapprocher son art de celui des mioches, qui, entre jeux de miroirs, motricité pure et griserie démiurgique, accrochent au présent des mélodies d'une seule note en rafales aléatoires, invariablement ravis de l'effet produit. Le but de cette orgie bruitale n'est même pas de choquer le bourgeois, est-ce que la conscience de classe touche les enfants d'âge préscolaire? - y a t-il seulement un but autre que d'entretenir par tout moyen, pendant trois quarts d'heure, le mouvement amorcé? Ce qui est beau et enfantin à fois, c'est que la mise à bas, ou plutôt la négligence, ici, des conventions musicales les plus élémentaires s'assortit d'une redéfinition complète de ce qui est à entendre et ce qui ne l'est pas sur un enregistrement haute fidélité des années 2010. L'expiration profonde d'Anne Gastinel sur un coup d'archet vigoureux, le chantonnement grinçant de Glenn Gould par dessus les constructions parfaites de Bach passent habituellement, au mieux, pour de petites touches éparses d'humanité, des ombres filantes au bas d'un tableau monumental, au pire, pour des artéfacts qu'une technologie à venir permettra peut-être enfin de gommer. Ici, les pelures, les scories, le pourri, sont mis sur un pied d'égalité avec les rares notes jouées sur le clavier. Si vous aimez les silences de Mozart, ou mieux, ceux de l'école de New York, vous adorerez, peut-être, ceux de Jacques Demierre, sales comme de la neige, bourdonnants comme un ciel bleu d'été, frissonnants, bactériens. Il n'est pas si fréquent de littéralement, ne pas savoir où se mettre à l'écoute d'un disque. Tantôt le frottement insistant du cordage ou les stridences résonant comme des lames nous font redouter la descente de flics, tantôt, on est au bord de l'absence de son. Et ces passages presque vides sont finalement les plus passionnants et les plus admirables du disque. A bas volume, on ne les entend simplement pas. Joués un peu plus fort, ils pourraient tout aussi bien passer pour le bruit neutre et sans intérêt de quelqu'un qui passe en marchant près du micro, ou qui range des cartons dans la pièce à côté... mais ils sont de la musique, et d'une musique qui apparaît très vive, en réorganisation perpétuelle, pour peu que l'on accepte de se soumettre à ces changements d'échelle à répétition. La façon dont le souffle de Demierre et le son du piano finissent par se mêler, un peu avant la demi-heure d'écoute, est absolument inouïe. J'avais déjà entendu une artiste caresser le clavier de son piano sans en actionner les marteaux, et c'était beau, mais la sensualité qui se dégage de ce jeu d'égal à égal entre l'haleine du pianiste et sa machine est plus puissante encore. Il est évident que les sonorités équivoques de Demierre, contrairement aux productions musicales spontanées des enfants, ne doivent pas grand chose au hasard, et révèlent en fait une maîtrise poussée de l'instrument. A nous, auditeurs, de tout faire pour nous y glisser avec la même gourmandise et la même intelligence curieuse que celles de leur génial créateur, à nous, maintenant, de leur inventer l'écoute experte qu'elles méritent.

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(l'économie réalisée pourrait servir à investir dans un album physique et payant de Demierre, ou de quelqu'un d'autre, qu'en dites-vous? Je me suis laissé dire que le marché de la musique n'est plus ce qu'il était, et ça vaut aussi pour les artistes un peu à la marge - qui ont sensiblement les mêmes besoins caloriques journaliers et autres que le commun des mortels et qu'il faut donc un peu soutenir...)