Constater que l'art de Sylvie Courvoisier et Mark Feldman possède une dimension visuelle presque aussi forte que leur musique relève de l'évidence. La précision des gestes de Mark, son sourire aussi, les mains baladeuses de Sylvie, son élégante silhouette de yogi tendue entre le pédalier, les touches et le ventre du piano, et bien sûr, l'aura de complicité télépathique qui se dégage de leur duo, tout ça contribue au charme immédiat d'une musique qui passe toujours au large de la facilité. Mais en vertu du principe qui veut que le gâteau soit toujours meilleur avec une cerise dessus, Sylvie Courvoisier a souvent superposé à ce plaisir de nous donner à voir les entrailles de son usine à sons, d'autres stimulations visuelles plus ou moins décalées. On parle encore aujourd'hui avec émerveillement à Lausanne des automates de Vidy, il y a une dizaine d'années (j'étais à des années lumières de là à cette époque). Plus récemment, il y eut l'expérience vidéo de Lueurs d'ailleurs, et bien sûr, les séquences de danse et les gribouillis animaliers en surimpression du DVD d'Abaton par Anaïs Prosaïc. Cette fois, l'affiche (assez vilaine) et le titre du spectacle – Images de sons – nous invitent à brancher les yeux directement sur les oreilles pour une expérience sensorielle d'un nouveau genre conçue par le biologiste allemand Alexander Lauterwasser. Un biologiste? Pour quoi faire? De la culture de pois sauteurs (en rythme)? Du dressage de spermatozoïdes? Non non, c'est un biologiste un peu spécial dont l'équipement se résume à... une bassine d'eau. Parce que l'eau c'est la vie....... D'accord, mais à ce compte-là on aurait tout aussi bien pu annoncer Mark Feldman comme cuisinier plutôt que comme violoniste, sous prétexte que ses lasagnes au saumon sont inimitables? (j'invente). Une bassine d'eau donc, filmée de dessus et dont le contenu vibrait en rythme au moyen d'une sorte de haut parleur subaquatique. Le ballet d'ondes résultant évoquait une version bêta des « anneaux dansants » du lecteur Windows Media plutôt que les arabesques kitsch mais prometteuses de l'affiche du spectacle. Première partie du concert, sous-titré "de Bartok à Courvoisier" : ...Bartok, d'abord sous forme d'une rhapsodie pour violon et piano. Avant que les petites molécules de liquide ne commencent à s'animer, le premier choc visuel vient du costume de scène du monsieur au piano, pantalon à pli, blazer, cravate bleu ciel de sénateur UMP. En bonus, une belle coupe de cheveux à la André Rieu, mince, où est-ce qu'on est tombés? Étrange flottement de ce début de concert, le morceau est beau, mais inculte comme je suis, je ne peux pas dire si la surprenante sensation d'imprécision, pour ne pas dire d'improvisation, provenait de la composition ou de l'interprétation. Quelques minutes plus tard, exit le pianiste anonyme, Isabelle Meyer est rejointe par son complice Michael Zuber, pour interpéter une série de très courtes pièces au violon – toujours Bartok. Derrière eux, sur l'écran, les gouttelettes psychédéliques passent sans transition d'un agitation légère à un chaos hérissé et multicolore, visuellement assez agressif, ce qui ne rend pas vraiment justice au jeu enlevé mais pas du tout tonitruant des deux violonistes suisses. Le procédé, un peu répétitif et à mon avis superflu, fonctionnait mieux, et générait curieusement de bien plus jolies images lors de la deuxième partie du concert, plus dynamique et contrastée : le duo Sylvie/Mark, centré sur le répertoire du Book Of Angels de John Zorn. Le plaisir de retrouver intacts ces morceaux superbes, mais aussi pétillants et drôles - comme on a pu le constater une nouvelle fois à la joie du public, est au moins aussi grand que celui d'entendre Sylvie se lancer tête la première dans une improvisation aux contours beaucoup plus éclatés en d'autres lieux. Dans ce cadre plutôt strict, l'improvisation surgit tout de même, essentiellement sous l'archet - aventureux juste ce qu'il faut - de Mark Feldman, qui tire peut-être sa belle assurance de son passé de session man tout terrain. Contraste intéressant avec le jeu de Sylvie Courvoisier, toujours un peu sur la brèche. Cinq ou six morceaux en duo, dont un, de facture joliment classique, signé Mark Feldman et à découvrir en janvier prochain sur CD (Oblivia, sur Tzadik), restera mon meilleur souvenir de la soirée, par la mélancolie sans détour de sa lente spirale d'accords de piano. La progression annoncée, « de Bartok à Courvoisier », ne saute pas aux oreilles, mais on trouve quand même chez les deux duos, une fantaisie, une vivacité communes, évidemment couplées à une maîtrise sans faille des instruments et des recoins de chaque œuvre. Pour conclure, la partie la plus alléchante du concert, création d'une composition commandée par Art en Ciel, Zuber et Meyer à Sylvie Courvoisier : Lazuline, pour piano et trois violons. Monsieur Lauterwasser (le biologiste) étant parti profiter du concert avec nous dans la salle, il a été possible d'écouter le morceau sans subir son attirail de lumières vives. Morceau nouveau et pourtant morceau familier, qui débute avec le frottement d'une gomme sur les cordes du piano, très proche de certains passages des récents disques du quintet ou du trio avec Courtois et Eskelin. Délicatement posées dessus, quelques volutes de violon, pianissimo, ambiance « Aube » de Rimbaud : les pierreries du piano nous regardent, les ailes des violons se lèvent sans bruit. Blêmes éclats, immobilité apparente, on contemplerait bien les reflets de ce morceau pendant quelques heures encore, mais Sylvie a des envies de couleurs vives, et l'éclairage se fait d'un coup plus cru, les attaques plus franches, c'est la même pierre que l'on fixe, mais on y distingue maintenant de nouveaux reliefs piégeurs, tranchants. Et le morceau s'achève sur une synthèse « cubiste », si on veut, qui donne à voir à la fois le flou et la netteté des deux parties précédentes. Retour au calme, mais un calme empreint des gouffres découverts en cours de route. Gadgets visuels enfin éteints, les voilà, les vraies « images de sons » de la soirée, images, sensations, ces ondes-là parlent à tous les sens, au corps, au cœur, et il me semble que ça vaut bien un petit voyage à Lausanne de temps en temps.