7 novembre, 20h00, Dudelange, Grand Duché de Luxembourg

Mains-poings, mains-plumes (commencer le concert en caressant l'ivoire par devant, sans le faire sonner), mains-doigts virevoltant autour du clavier, bien sûr, j'avais déjà vu ces mains en action, et je connaissais la dimension visuelle - essentielle - de la musique de Sylvie Courvoisier - aux concerts, je ne me place pas juste là dans son dos par hasard. Mais jamais comme ce soir de novembre au Luxembourg, sur le long mais limpide enchaînement Ricochet/Meccania placé en ouverture, je n'avais été à ce point fasciné par le théâtre d'ombres blanches des mains de la pianiste. Deux colombes, deux moineaux se disputant un bout de pain, Sylvie ouvre en grand la cage aux oiseaux. Regardez-les s'envoler, c'est beau, comme un vieux couple de corbeaux, ici, et là, comme une nuée d'étourneaux (j'ai vérifié après le concert, comme vous et moi, Sylvie n'a que cinq doigts à chaque main), parfois, c'est un rapace lançant une série de raids aériens fulgurants sur une touche/proie choisie sans hésiter parmi toutes celles du Steinway du soir ("je suis une professionnelle, vous savez", a répondu Sylvie à un amateur inquiet pour ce pauvre piano). Sans doute le morceau Ricochet, "basé sur le rebond", nous explique-t-on, se prête-t-il particulièrement bien à ce genre d'observations. La main gauche lance un motif d'un bout du clavier, la droite le rattrape au bond, prolonge le mouvement et propage l'onde jusque dans les aigus. Deux mains qui semblent parfois acquérir une autonomie totale, dictant leur loi démentielle à la foule autant qu'à leur propriétaire. La sueur sur son front, à la fin de chaque morceau, le regard intense de l'artiste, nous rappellent pourtant qu'en toutes circonstances, quels que soient le public (enthousiaste et à l'écoute, ce soir), la salle (un petit auditorium bien adapté à la dégustation des petites nuances de timbre, le concert étant totalement acoustique, comme le sera celui du lendemain), le piano, quoi que disent les mains et le reste du corps, Sylvie garde le contrôle, sur les improvisations comme sur l'exécution des compositions plus formalisées. L'acoustique très avantageuse de la salle et du piano a vraiment permis d'apprécier le jeu de résonances spectaculaire qui caractérise Ricochet et, surtout, Meccania. Sur ces deux pièces, le jeu sur la pédale du milieu générait par moments une sorte de bourdonnement électrique sale et paradoxal qui leur apportait une densité et une raucité que n'avaient pas les versions studio - en tout cas, pas sur ma chaîne hi-fi. Un côté rugueux, presque "blues", qui trouvera miraculeusement un écho à maintes reprises par la suite, par de brèves incursions harmoniques et mélodiques dans un jazz plus classique et des rythmiques parfois aux frontières du... boogie-woogie! Le tout inséré plus ou moins délicatement dans un ensemble qui puise toujours par ailleurs à la source de la musique contemporaine mais aussi, de plus en plus, du nouveau folklore juif de John Zorn et ses disciples. Apparemment, on doit ces délicieux accès de swing au piano tout confort fourni par la salle, qui donnait envie à Sylvie de "s'amuser comme une enfant de deux ans et demi" (!), et à son travail actuel de constitution d'un répertoire pour trio piano-basse-batterie, plus conventionnel, sur le papier, que Mephista ou le trio Eskelin/Courtois/Courvoisier. Bien vue, également, la progression du concert : après les études, des morceaux plus brefs et récréatifs, parfois sur partition, parfois improvisés à partir d'une trame très mince, mais suffisamment de petits renvois, de brefs retours sur de bonnes idées déjà essayées à d'autres moments du concerts, pour que l'ensemble, qui a tout de même duré une heure trente, fasse sens, et donne au final l'impression confortable d'une boucle bouclée, ce qui n'a rien évident pas évident lorsqu'il s'agit de musique improvisée.

8 novembre, 17h00 , Auditorium du Musée d'Art Moderne, Strasbourg

Strasbourg, quelques heures plus tard. Même configuration (petit auditorium, un piano à queue et quelques joujoux adhésifs ou percutants), même entrée en matière Ricochet/Meccania. Pour Sylvie Courvosier, tout recommence de zéro. Pour la plupart des spectateurs, une attente incertaine, circonspecte ou gourmande - le lieu, et l'inscription de l'événement dans un festival auront sans doute rempli la salle d'un public divers, dont une partie s'éclipsera plus ou moins discrètement au fil du show. De mon côté, je sais déjà que tout se passera bien, d'autant que le moëlleux des sièges de l'auditorium du Musée d'Art Moderne se révèle tout à fait exceptionnel (ces accoudoirs!), invitation à une écoute sereine et détendue. L'occasion de plonger à l'intérieur du son, plus seulement se laisser porter par lui (la claque physique, c'était la veille) mais tenter de découvrir un peu les rouages des morceaux. Concert moins rond dans le phrasé, un (tout petit) peu moins parfait techniquement (mais vendredi, la précision du jeu de Sylvie était vraiment irréelle), mais pas moins bon : ce qui m'a plu, cette fois, plus encore que la finesse du travail sur les timbres et la résonance qui imprègne tous les morceaux, c'est bien cet effort permanent de construction musicale. On a toujours ces juxtapositions de gros blocs de sons et de chapelets de notes cristallines (éléphants et porcelaines), de folie furieuse et de silences d'églises (cette introduction de cordes frottées, déjà entendue en quintet, et chargée cette fois d'une profondeur mystique), qui pourraient donner de loin une impression de chaos, mais en souterrain, un patient travail d'élaboration est à l'oeuvre. J'ai eu la chance d'en percevoir des bribes ce samedi, même si cette musique vivante n'est pas forcément là pour être décortiquée ou explicitée. Je suppose que je devrais donc me laisser aller, en concert, à goûter le produit plutôt que d'imaginer, aussi, la discipline technique, la perversité des exercices que Sylvie impose à ces doigts d'acier qui jamais ne flanchent quand la lumière vient sur eux. Et je ne suis pas pianiste. Au bout du compte, cette chaîne de micro-changements dans le processus d'écoute a déplacé mes attentes, et donc ma perception de l'ensemble des morceaux, même ceux que Sylvie Courvoisier a joués à l'identique, ou presque. Vous savez bien qu'on ne baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Et vous pouvez être sûrs que je serais encore au rendez-vous ce soir aussi si Sylvie jouait encore dans les parages...