La première partie, je l'ai loupée, j'aurais pu y aller mais je suis allé casser la croûte à la place. Je crois qu'on aura l'occasion de la revoir un autre soir de toute façon.

Arrivé juste à temps pour la deuxième, Delay Versus Trio, oeuvre multimédia de deux danseurs et vidéastes, Patricia Kuypers et Franck Beaubois, qui se sont récemment adjoint les services du percussionniste et bidouilleur de sons Lê Quan Ninh pour enrichir leur déjà riche Delay. Virtuose, le trio, d'une maîtrise technique à couper le souffle. Un couple sobrement vêtu de noir, une bougie (plus tard, un escabeau), dispositif minimaliste, une poignée de mouvements sans ordre et apparemment vides de sens, mais on n'avait pas fait gaffe à la caméra qui filme les corps, les ombres, chaque frémissement, et les recrache dans tous les sens sur l'écran géant, alors que le couple continue sa chorégraphie à trous, qui se complète au fur et à mesure que les couches de vidéo viennent se superposer sur la toile - à certains moments, on ne pouvait même plus distinguer les acteurs de leurs traces projetées. Les vivants étreignent les fantômes, les fantômes les étreignent, mais c'est avant tout très rigolo de voir ces bonshommes-ombres grandir et rapetisser à vue d'oeil, faire mine de s'envoler ou s'envoyer l'escabeau d'une pichenette d'un bout à l'autre de la scène. Un travail de fourmi recommencé en direct chaque soir qui me rappelle un peu cette exposition d'automates vue il y a quelques semaines à la Parenthèse - des centaines d'heures de travail juste pour qu'un type, à Nancy, se marre pendant trente secondes en faisant tourner les manivelles. Au delà de la performance en elle-même, et de ses qualités esthétiques, Delay Versus Trio captive aussi par sa propension à nous faire perdre toute notion temporelle. Les événements passés repassés en boucle résonnent chaque fois différemment lorsqu'ils viennent heurter le présent, et on perçoit vite que le présent lui-même n'est qu'une pièce du puzzle qui ne prendra (peut-être) tout son sens que bien plus tard dans l'action. A la fin, cela dit, rien n'aura été expliqué, et c'est parfait comme ça. Je n'ai pas parlé de la musique, et pourtant, Delay Versus Trio n'est que musique, musique composite, mi-sonore, mi-visuelle, musique totale, rythmes mis en lumière et des accords à base de corps. La symbiose de Lê Quan Ninh avec le duo originel se traduit par diverses incursions du musicien sur scène, pour apporter le fameux escabeau ou venir construire un rythme en tapant dans les mains de Franck Beaubois. Très très loin des tripatouillages décoratifs à base d'électro et de projections de chutes de documentaires minéralo-animaliers, une expérience étonnante qui prendra peut-être encore plus de valeur lorsqu'on la reverra demain ou après demain.

Ensuite et enfin, dans une salle des fêtes à moitié vide - et qui se videra encore un peu au fil du concert, retour du pianiste/poète Jacques Demierre à Nancy, un an après son passage au Hublot, où il s'agissait d'atomiser la poésie habituelle pour en extraire les plus beaux fragements de souffles et de sons. On a resseré les sièges tout autour du piano, qui a été descendu de scène, comme la contrebasse de Barre Phillips et le sax d'Urs Leimgruber. Pas pour la frime, mais pour faciliter notre écoute forcément attentive, parce que cette fois encore, il sera surtout question de souffle et de bruissements. Nos trois post-virtuoses prennent un malin plaisir, tout au long du set, à voiler par divers procédés plus ou moins légaux les couleurs chaudes qui sortent de leurs instruments et il faut parfois tendre l'oreille pour goûter le sax sans embouchure de Leimgruber ou l'ivoire des touches de Demierre (tiens tiens, Sylvie fait ça aussi, et l'an dernier, lui se frottait la barbe ou se tapait le bide pour microbruiter ses vocalises). Phillips aussi utilisera son archet d'une façon très peu orthodoxe qui étouffe le son ou le fait joliment grésiller, histoire d'être en phase avec ses camarades bruitistes. Bruitistes, mais spécialisés dans la douceur, dans la soie, la subtilité tranquille, même s'il n'y a pas eu que ça au cours de cette heure de musique très riche. Et puis on ne pourra pas faire à ces trois-là le reproche qu'on fait parfois à ce genre de musiciens, d'avoir l'air de jouer chacun leur partition de leur côté : je ne sais pas quel est leur degré de préparation pour ce concert, mais je constate que l'ensemble était d'une cohésion sans faille, sans que quiconque n'ait eu à se sacrifier au passage. Pas de rappel et un accueil étrangement tiède pour cet excellent groupe. Dix heures et demi, tout le monde au lit, j'en aurais bien un peu repris mais tout de même, quelle belle soirée d'inauguration!