Mephista nous revient pour quelques dates à travers l'Europe, affublé de l'étrange sous-titre de "Sylvie Courvoisier Trio"... Etiquette fortement réductrice : ce qui m'avait plu chez ces femmes-là, quand je les avais découvertes au Musique Action 2005 à Vandoeuvre, c'était précisément la circulation permanente de l'énergie entre leurs trois corps, mis à égalité sur le devant de la scène, la finesse des textures collectivement tricotées, leurs signaux inframélodiques, qui seraient tombés en poussière sur le champ s'il leur avait manqué une ponctuation ibarienne ou un petit chuintement ikuemoriesque. "Sylvie Courvoisier Trio", si c'était pour faire vendre, bah, on remarquera juste que le Triton, petit troquet jazz situé pas loin de la porte des Lilas n'avait pas vraiment fait le plein, mais le public - dont Médéric Collignon - était au moins attentif et connaisseur. Mephista, trois fortes têtes, pas de chef, un jeu instinctif et télépathique qui fait qu'aujourd'hui encore, à la réécoute de leurs albums, et notamment du premier, on n'est jamais tout à fait sûr de qui joue quoi. Ce Mephista scuplteur-canaliseur collectif d'influx auditifs - celui que je préfère - on l'a retrouvé avec grand plaisir hier. Mais on a aussi entendu l'autre aspect du groupe, (presque) opposé, la face "rock" et beaucoup plus spectaculaire, qui consiste à tourner frénétiquement autour d'un rythme lancé par l'une ou l'autre, d'une suite d'accords, pour en tirer, en cinq ou six minutes à peine, la quintessence. On aura donc goûté, hier soir, autant de plaisirs soniques fugaces - de ces géniales petites trouvailles instantanées que seule la musique improvisée peut offrir - que de morceaux de bravoure indélébiles. Première partie, le groupe s'arrime solidement à ses idées, quelques plans impressionnants qu'on ne connaissait pas encore, musique d'apparence très construite, toujours une petite histoire, comme une chanson à chaque fois, des morceaux plutôt brefs, mais qui se laisseront contaminer au fil du set par le virus improvisatoire. Le concert commence par un titre paisible, à la mélancolie floue, pudiquement estompée sous les doigts de Sylvie Courvoisier, comme une mise en sons de cette impuissance des mots, et des sons eux-mêmes, à rendre compte de nos sentiments les plus intenses. Ensuite, Mephista continuera de trouver les idées, les agencements qui font mouche, sans avoir l'air de les chercher, musique concise, efficace, un peu à l'image du deuxième album, un morceau presque dansé où chacune semble imiter les gestes des deux autres sur son instrument, puis un autre, purement rythmique, virevoltant, initié par un solo de batterie de Susie Ibarra, qui ne tient debout que grâce à son énergie cinétique, puis le fil se perd, amarres larguées, plaisir pur d'entendre des morceaux agités bifurquer ainsi au mépris de toute rationalité vers des territoires plus calmes, et inversement. Sylvie s'y prend toujours aussi bien pour nous coller le frisson dans les instants plus recueillis, et dans ces si beaux moments d'introspection, je ne lui connais pas de d'accompagnement plus juste que l'électronique sensible de sa vieille complice Ikue Mori. L'improvisatrice japonaise a sensiblement élargi sa palette de sons depuis notre dernière rencontre à Lausanne l'an dernier, jonglant désormais avec des fragments rythmiques évoquant ses expérimentations passées sur les percussions électroniques, des choeurs brumeux issus d'un folklore incertain, des bruits d'engins de travaux publics....... Et bien sûr, Sylvie et Susie Ibarra aussi ont enrichi leur jeu. On reconnaît Mephista, et on reconnaît même plein de petits bouts de compositions de Sylvie : Solitude, Des Signes et Des Songes, Epigram 1, mais une fois de plus avec ces trois-là, au final, tout est neuf ou renouvelé, et chacun aura entendu ce qu'il était venu chercher : la virtuosité, le lyrisme, la puissance, la maîtrise, l'accident... Le plus impressionnant étant peut-être cet équilibre spontanément trouvé entre la limpidité émotionnelle de certains passages et les incursions plus abstraites en terre de bruit. C'est sans doute ça la véritable audace du groupe, mettre un peu de son dans le bruit, ne pas laisser les fourmillements de l'improvisation débridée - elle le sera de plus en plus au fil du concert, notamment en 2ème partie - étouffer le lyrisme naturel de cette musique superbement hybride. Mon seul regret, mais c'est aussi ce qui fait la beauté de l'art de Mephista, c'est qu'on n'aura probablement aucune trace discographique de cette réunion au sommet pour enluminer nos longues soirées d'hiver. Il n'y a donc plus qu'à espérer que Susie, Sylvie et Ikue reviendront bientôt faire souffler leur délicieux petit vent de liberté sur nos chères salles de concerts.

Mephista en 2005 (merci à Ornitoto)


MEPHISTA
envoyé par Ornitoto