Déjà, juste un petit coup de chapeau à la toute petite boîte américaine qui distribue ce CD (au look un peu artisanal), CD Baby, pour avoir bien voulu me renvoyer gracieusement et rapidement un exemplaire du disque alors que le premier s'était évanoui quelque part dans la nature, un peu (beaucoup) par ma faute. Si vous ne vous plantez pas dans le nom, le prénom et/ou l'adresse à la commande, vous devriez donc pouvoir vous aussi le recevoir dans une belle enveloppe à bulles sous une semaine à peine. C'est la première fois que je commandais un CD directement aux États Unis, il faut dire aussi que j'ai eu une sorte de coup de foudre pour cette voix-instrument découverte au détour d'un blog, une voix qui, tantôt, voletait de ci-de là, et tantôt se posait tout en douceur sur un délicieux accompagnement acoustique à la virtuosité tranquille et épurée. Ce sont les vocalises-papillons abstraitement colorées de Gretchen Parlato qui ouvrent et ferment l'album, cuivres de plume, de soie et de bois, sans doute histoire de bien nous faire comprendre que ce trip imaginaire dans un Brésil fantasmé depuis New York City n'aurait rien d'une visite au musée des Arts machins-trucs - ou d'un après-midi au zoo. "Les oiseaux ont des ailes parce qu'ils volent", aurait dit un jour Wayne Shorter, l'un des prestigieux parrains de Gretchen au Thelonious Monk Institute of Jazz Performance, et si cette phrase voulait dire quelque chose, elle conviendrait à merveille à la demoiselle et à ses hommes de main, tant leur musique vise tout naturellement très au dessus de l'horizon ras des pâquerettes de la plupart des chanteuses de jazz contemporaines entendues ces derniers temps. Très au dessus, et très au delà de la simple joliesse ou de la douceur machinale vendue au kilomètre par les Molly Johnson, Lizz Wright et consorts (pourquoi elles en particulier? parce que je les ai vues en concert, plus ou moins par erreur d'ailleurs, et que j'ai franchement détesté la morne consensualité qui suintait de chacun de leurs souffles tièdes et courts). Et pourtant, ce n'est pas la complexité ou l'ambition de la musique qui enchante à la première écoute, mais plutôt son optimisme rêveur, et surtout sa grande ouverture d'esprit. Parce que si Gretchen la Californienne chante presque toujours en portugais/brésilien, qu'elle ose une reprise de Björk ou laisse son guitariste Lionel Loueke placer deux très belles compositions qui sentent bon son Bénin d'origine, ce n'est pas pour le challenge ou pour la frime, mais simplement parce qu'elle ne sait pas faire autrement. Ambiance world ouverte aux quatre vents, donc, mais pas auberge espagnole, tout sonne juste et vrai, peut-être justement parce que Gretchen et sa bande ne se contentent pas de piocher des gimmicks à droite à gauche ou de jouer comme s'ils revenaient d'un pélerinage à Rio, mais qu'ils ont une vraie vision musicale, mature et assumée. Il suffit d'entendre les sonorités métalliques façon guitare préparée de Loueke sur Chega de Saudade (chanson de Jobim), qui rappellent un peu - en moins délirant - les inteprétations énamourées autant que distanciées de classiques folk ou country par l'ami Eugene Chadbourne. En d'autres endroits (sur Benny's Tune par exemple), c'est la voix douce de Gretchen qui s'éraille, s'érafle légèrement, crevassant subtilement la bossa métissée du groupe - mais là encore, c'est toujours par goût de la liberté plutôt que du décalage à tout prix. Passé le bonheur intense, quasi-amoureux des premières écoutes, ce sont justement ces petits bugs, ces fantômes délibérement insérés dans une si belle machine qui font qu'on y revient. Un mélange subtil façon yin et yang qui pourrait aussi évoquer le Brésil bruitiste new-yorkais d'Arto Lindsay, dans l'esprit du moins, parce que chez Gretchen, la surface musicale sait rester très soyeuse d'un bout à l'autre du disque. On y revient pour la bizarrerie, donc, mais aussi pour la performance des musiciens (guitare, piano, basse, batterie et percus), excellents en tant qu'accompagnateurs mais aussi brillants quand vient l'heure du solo. Lionel Loueke, le guitariste d'Hancock, bardé de diplômes et de prix, n'a pas franchement besoin que j'en rajoute une couche, mais il faut quand même bien dire que son empreinte sur le disque est au moins aussi forte que celle de Gretchen Parlato. Partant en arpèges mélancoliques là où on attendait une gentille rythmique syncopée, étouffant brusquement les cordes avec rugosité, imitant une kora (sur une reprise de Wayne Shorter), apportant ça-et-là une petite touche flamenco ou franchement jazz sans avoir l'air d'y toucher, ce type semble avoir une maîtrise totale de son instrument, et il semble aussi complètement en phase avec les préoccupations musicales de son employeuse - avec laquelle il forme décidément un bien beau duo (bientôt sur les routes d'Europe pour quelques dates qu'il serait ballot de laisser passer si vous êtes dans les parages). Moi je n'y serai pas, je serai probablement chez moi, dans mon canapé, avec le CD de Gretchen entre les oreilles. 2007 commence bien (bonne année au fait).