Alors voilà, il va sans dire que les rites religieux pratiqués sur l'île de Bali me sont complètement étrangers, je ne sais même pas quelles divinités exotiques les gens de là-bas peuvent bien vénérer d'ailleurs. Et jusqu'à vendredi dernier, j'ignorais aussi qu'on pouvait gagner sa croûte en jouant du penyacah, du jegog ou du jublag dans un orchestre. Jouer du jublag, ou du terompong, c'est même une affaire très sérieuse à Bali, sacrée - à tel point qu'on a bien failli ne jamais entendre les grands gamelans de Batur et Tampaksiring sur disque. Parce que cette musique-là ne s'écoute pas n'importe où, n'importe quand, avec n'importe qui, c'est la musique des cérémonies religieuses balinaises depuis cinq ou six siècles, et pas un simple produit culturel jetable. J'aime bien cette idée qu'il y aurait partout et tout le temps de la musique sublime, bouleversante, mais inaccessible à nos oreilles, jouée par une troupe de moines à l'autre bout du monde, gratouillée sur une guitare au fond d'une chambre de bonne, ou improvisée sans filet pour le plaisir de quinze pélerins dans une MJC. De la musique définitivement irrécupérable, incommercialisable. Et je ne parle même pas de celle, présumée géniale, que Jeff Buckley, Robert Johnson, John Lennon et tous les autres ont emportée avec eux dans la tombe. Je me souviens aussi, comme ça, d'une interview de Roda-Gil, le parolier, où il expliquait le plaisir qu'il pouvait avoir à laisser sciemment filer une idée de génie qui lui venait, simplement parce qu'il préférait finir sa nuit que d'attraper son calepin pour la noter. C'est peut-être celle-là, la plus chouette des musiques, pas celle qui sort par réflexe des hauts-parleurs un peu partout, mais la musique fantomatique et nécessaire restée collée au fond des cervelles de ceux qui l'ont imaginée, ou jouée, ou entendue, musique pièce unique qui résonne différemment pour tous ceux qui étaient simplement au bon endroit, au bon moment. Ecouter le très rare Gong Gédé de Batur en boucle équivaut donc un peu à fêter Noël tous les jours de l'année : on a le droit de le faire, mais ça ne paraît pas très raisonnable, ce n'est pas fait pour. C'est pourtant à ça que je consacre la plupart de mon temps libre depuis que je me suis procuré cet enregistrement magique capté en septembre 1972 et édité par Ocora. Sans rentrer dans le détail de la composition d'un grand gamelan balinais, il faut quand même que je vous explique le genre de sonorités qu'on y peut y trouver : tout tourne autour des deux terompong, qui sont des instruments formés de petits gongs horizontaux au son carillonnant qui exposent la mélodie et la font progresser, et qui peuvent aussi être joués en solo (oui, des solos de gongs). Autour de ces terompong gravitent des métallophones de tailles et de formes diverses, des grands gongs suspendus à la sonorité grave et profonde, des tambours, des cymbales, et c'est vrai que raconté comme ça ça fait un peu batterie de cuisine... Difficile, d'ailleurs, de dire ce qui rend cet ensemble de sons percussifs et métalliques si envoûtant dès la première seconde d'écoute. La puissance rythmique de l'orchestre, qui joue la plupart du temps comme un seul homme, ou alors, au contraire, ces multiples ralentissements, ces accélérations - parfois fulgurantes, ces micro-digressions mélodico-rythmiques? La beauté de cette mélodie - pratiquement identique d'un morceau à l'autre du disque - que votre groupe de krautrock préféré ou Mogwai - sur son récent hommage à Zidane, par exemple - auraient tant aimé savoir composer? Une mélodie étrangement familière, étrange à cause de ces intervalles bancals que nos oreilles bouchonnées trouvent fatalement un peu faux, familière, parce que directe et presque rock (je jurerais l'avoir déjà entendue sur un album de Low), une petite chose à la fois mélancolique, descendante, et très solennelle - on n'est pas chez Comelade, je veux dire, ces types-là n'ont pas de contrat chez Pascal Nègre, mais un héritage sacré de plusieurs siècles à perpétuer. Le disque commence par une improvisation au terompong, faussement frêle et hésitante, subitement interrompue et transformée en une mélodie plus robuste et entraînante par l'irruption d'un tambour au son souple mais très massif. Et pendant à peu près un quart d'heure, c'est cet air qui tournera en boucle, pratiquement sans variation, et sans avoir l'air de se demander si le divertissement est bien au goût des gens de l'autre côté de la chaîne hi-fi ou pas. Nous, de toutes façons, on est comme hypnotisés par ces couches sonores multiples qui glissent les unes sur les autres en fonction de conventions qui nous sont complètement étrangères, ornant, ombrant, soulignant le thème central de petites nuances à peine perceptibles qui auraient pu sortir des expérimentations d'un producteur électro pointilleux ou d'un compositeur de musique contemporaine. Sans aucun égard pour la sacro-sainte rentabilité qui fait loi en 2006, ce sont bien trois musiciens en chair et en os qui s'activent derrière ce reong malingre noyé dans la masse des percussions plus flamboyantes, trois types pratiquement inaudibles mais indispensables à l'ensemble, qui contribuent, à leur échelle, à colorer cette musique et à nous la rendre si prenante et passionnante. En tout, il faut une quarantaine de personnes pour donner vie à un gong gédé. Sur la deuxième moitié du disque, un enregistrement du gong gédé de Tampaksiring, les effets produits sont un peu différents. Le rythme plus vif, l'ornementation plus riche et la présence accrue des métallophones aux lames de cuivre rend la musique moins sidérante et plus entêtante, mais ce qui nous est donné à entendre est tout aussi exceptionnel que la première partie du CD. Je ne sais pas si je dois détailler les manifestations physico-chimiques, la richesse des perceptions induites par cette musique. Je crois que le mieux est d'essayer par soi-même, et vu comme les disques Ocora sont faciles à trouver un peu partout, ce serait vraiment dommage de s'en priver.