Voici une artiste que les plus avertis auront peut-être déjà croisée au sein des Wild Colonials, dans les années 90, ou sur un semi-tube plus récent des Français de Telepopmusik. Pour ma part, je l'ai découverte sur la BO du film First Love, Last Rites (1998), où elle interprétait une vague chanson folk plutôt plate et pleurnicharde, qui ne m'avait pas vraiment marqué à l'époque (en revanche, l'album dans son ensemble, qui consiste en une série de pastiches souvent très réussis de pop songs balayant un tas de styles différents, est très recommandable, si vous le trouvez). Et puis je ne sais trop quand, je dirais l'an dernier, débarque sur les ondes cet ovni rondouillard et sympathique, It's Been Done - un bric-à-brac qui commence gentiment comme du sous-Portishead édulcoré de 1996, vous savez, un de ces trucs trip hop lisses à la Hooverphonic qui échouent habituellement en musiques de pubs pour du café soluble, avec un sample tout en cordes soyeuses, quelques notes subtiles d'un piano au goût très sûr, un rythme pas trop vif, mais pas trop mou non plus, enfin, le truc bien assorti avec la table basse Ikéa et les jolis rideaux violine de la voisine, quoi. Cette masse musicale inerte va pourtant instantanément s'animer à l'arrivée de la diva Angela, chanteuse étonnante dont le conduit vocal semble avoir été fraîchement décapé à la sableuse, ce qui fait d'elle une sorte de Billie Holliday pour jeunes urbains branchés, ou plus exactement, comme je l'ai lu je ne sais où, de Macy Gray blanche. Rien qu'à cette voix, on tend déjà l'oreille, et bien vite, l'imparable refrain arrive et nous achève : difficile de lui rendre tout à fait justice - sur le papier, ce n'est qu'une tranchette de reggae anesthésié et non fumeur façon UB40, du reggae en plastoc du genre à vouloir nous vendre des boissons gazeuses ou des lunettes de soleil à notre vue pour un euro de plus, d'habitude, mais malgré tout, du reggae qui tombe à pic, parce que vous n'auriez jamais eu l'idée, et moi non plus, d'aller le coupler à ce couplet vaguement mélancolique du début. Je parlais de Macy Gray, Angela McCluskey et elle ont bien plus en commun qu'une voix exceptionnelle : elles possèdent toutes les deux un sens aigu du cross-over et du mélange improbable mais toujours réussi, et s'ingénient aussi et surtout à placer dans chacune de leurs chansons un vrai bon refrain mémorisable dès la première écoute. It's Been Done a beau être, comme on pouvait s'y attendre, le morceau le plus original et réussi de l'album, il faut quand même bien dire que la suite n'est pas mal non plus. Il s'agit à chaque fois d'aller farfouiller dans les différents styles musicaux qu'on a pu aimer ces cinquante dernières années, et de mélanger le tout avec talent pour obtenir une tambouille généralement réjouissante, avec tout de même une prédilection marquée pour les balades un peu tristes, probablement parce qu'elles mettent parfaitement en valeur le timbre doux-amer de la demoiselle. C'est Nathan Larson, connu pour avoir été simultanément, à une certaine époque, le guitariste de Shudder to Think, le mari de Nina Persson (sublime chanteuse des Cardigans, qui a aussi fait ses preuves aux côtés de Tom Jones, mais oui, et en solo) et l'ami de Jeff Buckley, qui tire toutes les ficelles de ce charmant petit théâtre, c'est à lui que l'on doit ces mélodies limpides et ces arrangements souvent surprenants mais jamais choquants (le solo lyrique façon Stairway to Heaven joué à l'accordéon sur Love is Stronger Than Death, les dérapages jazzy contrôlés, en particulier sur This Night, la guitare tour à tour veloutée et coléreuse, un peu partout, l'électronique discrète, tout ça, et le reste, c'est lui). Bien sûr, chaque note sur le CD a déjà été jouée quelque part, par quelqu'un d'autre, auparavant, mais l'ensemble impressionne quand même par son audace (mesurée) et surtout par sa grande maîtrise, pour ne pas dire son professionnalisme. Outre la qualité des compositions, on est décidément frappé par l'intelligence et la richesse des arrangements : alors que tant d'autres se seraient facilement contentés de bâtir toute une chanson, voire un album entier, autour de tel riff de guitare, ou de telle partie de violons ou de piano, ceux-ci ne constituent généralement que des petits détails au sein d'un tableau fourmillant sans cesse enrichi, d'un couplet à l'autre, de zigouigouis plus ou moins indispensables qui réussissent à maintenir l'attention de l'auditeur tout au long de chacun des morceaux - lesquels durent de toute façon rarement plus de trois ou quatre minutes. Alors bien sûr, à force de ratisser large et de faire dans le consensuel, The Things We Do pourra sembler un peu tiède, superficiel, voire artificiel aux plus exigeants - il est vrai que McCluskey et ses hommes ne sortent jamais réellement de leurs gonds, et du radiophoniquement correct, au point de se rapprocher, souvent, de la musique efficace mais prémâchée, sans aspérité, des groupes de pop mainstream à la Texas, pour qui l'histoire de la musique est avant tout un grand coffre à souvenirs dans lequel on peut venir piocher un peu au hasard quelques gimmicks décoratifs pour pimenter subtilement des chansonnettes bien sages. Mais bon, on ne va pas tourner le dos juste pour le principe à toutes les jolies filles qui nous font de l'oeil, et ce plaisir-là se goûte sans trop de culpabilité mal placée. Il y a évidemment un côté easy listening, ou fast food dans tout ça, mais les ingrédients sont frais, il y a du beau monde en cuisine, et finalement, les compositions astucieuses de Nathan Larson et la voix délicieuse d'Angela McClusley élèvent sans problème cet album nettement au dessus du brouhaha de la pop commerciale tout venant.