Quand on est tombé amoureux de Lisa, quelque part au milieu des années 90, elle avait la jolie trentaine, portait encore sur scène des nuisettes absolument sexy, et surtout, elle jouait une musique sarcastique qui puisait son inspiration dans le rock indé et dans le grunge - qui se pratiquait encore un peu à l'époque - mais aussi dans le folk, et dans toutes sortes de musiques traditionnelles. Le point commun entre toutes ses compositions étant peut-être leur côté irrévérencieux et subtilement déviant. En plus, et très logiquement, elle était hébergée par 4AD, excellente crèmerie s'il en est. Entre cette époque glorieuse et maintenant, Lisa a connu des hauts et des bas, elle a notamment été remerciée par son label historique, et dans la foulée, elle a carrément interrompu sa longue carrière de musicienne professionnelle pour devenir vendeuse en librairie. On l'a quand même aperçue au violon sur la tournée Daisies of the Galaxy de Eels, ce qui n'a rien d'étonnant tant les balades bancales de Mark Everett sont cousines de celles de la miss Germano. De retour sous ses propres couleurs en 2003 avec le très beau Lullaby for Liquid Pig, elle nous avait laissés ravis mais un peu inquiets, à l'écoute de cette mi-voix fantomatique et de ces touches instrumentales parcimonieuses, tout au bord du silence. Egalement publié sur un petit label (Young God), mais sans doute trouvable sans trop de problème dans nos contrées, In the Maybe World poursuit dans cette veine plus ou moins apaisée et minimaliste (la production maison était tout de même fortiche sur Liquid Pig), et va même encore plus loin que son prédécesseur. Des valsettes évanescentes jouées au piano, ou à la guitare, avec quelques ornements discrets de violon ou de flûte, il y en a toujours eu sur les disques de Lisa Germano, c'est même un peu sa marque de fabrique (A Guy Like You ou Wood Floors, de l'époque 4AD, n'auraient pas déparé sur In the Maybe World), mais jusque là, elles semblaient tirer leur saveur du contraste avec les morceaux plus lourds ou plus mordants, ce qui donnait aux albums cet aspect vallonné caractéristique - probablement à cause de cette variété de climats, et bien sûr de sa grande sincérité, Excerpts from a Love Circus est sûrement l'un des deux ou trois disques que j'ai le plus écoutés dans ma jeunesse. Maintenant que les albums de Lisa ressemblent à de vastes plaines brumeuses et désolées, composés presque entièrement de morceaux lents, souvent privés de cette ironie autrefois débordante, tenus en équilibre sur quelques bribes de guitare ou de piano électrique, il faut bien reconsidérer le problème. Comme diraient les gens de la télé, Lisa Germano a son univers, et cet univers de berceuses bizarres et de valses qu'on ne danse pas a acquis ces derniers temps une autonomie surprenante : les chansons d'In the Maybe World ne semblent renvoyer à rien d'autre qu'à d'anciennes chansons de Lisa, sans que l'on puisse déceler une quelconque influence extérieure - ce qui ne les empêche d'ailleurs nullement de sonner très moderne, grâce à un usage très précis de l'électronique et des effets sonores. Les petites astuces de production, les nuances de jeu, c'est curieusement à ce genre de branches fragiles qu'on se raccroche dans un premier temps, pour tenter de différencier les morceaux les uns des autres. Avant d'aimer les chansons, je suis d'abord tombé amoureux de la guitare abstraite de Johnny Marr, sur Into Oblivion, ou des grincements de la contrebasse de Sebastian Steinberg sur A Seed. Au fil des écoutes, on apprend à apprécier les morceaux pour eux-mêmes, et on se rend compte que le songwriting de Lisa n'a en fait jamais été aussi libre, alors qu'il pouvait sembler, à première vue, se mordre un peu la queue. Du coup, certaines chansons vont tranquillement tourner en rond pour s'éteindre au bout d'une minute et des poussières, tandis que d'autres, comme Moon in Hell, avec sa magnifique coda au Wurlitzer, s'ouvrent comme des fleurs au moment où l'on n'y croyait plus. Il y a aussi celles qui paraissent paisibles mais se détraquent en cours de route - In the Maybe World par exemple. La musique de chambre déviante de A Seed n'est pas mal non plus, dans son genre, et puis au milieu du disque, il y a quand même une authentique perle de composition, un vrai grand morceau de Lisa Germano : Land of Fairies, dont l'ambiance onirique et sombre peut faire penser à Tim Burton. Une seule chanson de ce calibre devrait suffir à combler les fans, qui découvriront peut-être plus vite que moi que le disque contient onze autres petites pépites, et seront de toute façon ravis de s'immerger une nouvelle fois dans le monde si particulier de Lisa Germano. Quant aux autres, ils ne percevront peut-être pas immédiatement, ou pas du tout, ce que la Lisa de 2006 peut bien avoir de plus que le commun des jeunes et jolies chanteuses-pianistes-compositrices à qui elle a ouvert la voie il y a déjà bien longtemps. Dommage...