L'avantage d'avoir découvert le premier album de TV on the Radio sur le tard, vers la fin de 2004, c'est que j'aurai attendu le deuxième un peu moins longtemps. Ce fantastique Desperate Youth, Blood Thirsty Babes, j'aurais très bien pu passer à côté, étant donné sa bizarrerie de surface, et continuer à penser que le rock des années 2000 c'était les White Stripes et les Libertines, et donc à aller voir ailleurs s'il y était. Mais heureusement, un soir, à la radio, je suis tombé sur Staring At the Sun (deuxième morceau du disque) - et comme je suis trop jeune pour avoir connu Brian Eno, la pop synthétique ou noisy des années 80, le terme "tomber" n'est presque pas trop fort, vu l'énorme souffle de nouveauté que la chanson dégageait. Pour la première fois de ma vie, j'entendais un vrai mur de guitares, et ailleurs sur le disque, les mêmes guitares pouvaient tout aussi bien jouer les lance-flammes ou les douches écossaises lorsqu'il le fallait. Les interventions de l'incroyable Kyp Malone n'avaient rien de fanfreluches bruitistes collées là pour faire branché, sur la planète d'où il vient, c'est sûrement comme ça que tout le monde dit "je t'aime" ou "bonjour madame la boulangère je voudrais une demi-baguette pas trop cuite". Même constat pour les rythmes électroniques concoctés par Dave Sitek, producteur (pourtant à la mode) et artisan-en-chef du projet, vraisemblablement, sans eux, il n'y aurait simplement pas eu d'album. Et puis il y avait ces voix, celles de Tunde Adebimpe et de Kyp Malone, sans cesse harmonisées de la façon la plus étrangement naturelle qui soit, cette voix. On la retrouve intacte pratiquement d'un bout à l'autre du deuxième album, au risque de donner l'impression, à la première écoute, que le groupe applique sans se poser de questions les vieilles recettes qui ont fait son succès. Mais trouver curieux qu'il y ait deux chanteurs dans TV on the Radio revient un peu à se demander pourquoi il y a cinq cordes à la Telecaster de Keith Richards, et comme souvent avec le groupe, ce qui paraît bizarre ou maladroit de prime abord devient lumineusement évident au fil des écoutes.

Comme Desperate Youth..., Return to Cookie Mountain démarre par un titre très spectaculaire, I was a Lover, bâti sur un sample élégiaque et une rythmique impitoyable et fragmentée. A la guitare, Malone est toujours là, il a continué de progresser, en marge des chemins harmoniques et mélodiques habituels, mais une fois de plus, ses nuées de sons industriels frappent exactement là où il faut pour finir de rendre dingue une chanson déjà bien attaquée à la base.

Plus basiquement rock, donc a priori moins rock'n'roll est la deuxième chanson du CD, Hours. Moins synthétique (le son serait presque live), pas aussi tendue, elle vaut surtout pour son chant entraînant mais présente suffisamment d'aspérités (quelques samples discrets, et des parties de violoncelle et de piano rappelant furieusement le John Cale du Velvet, par exemple) pour qu'on y revienne. C'est aussi une excellente transition vers une série de morceaux plus organiques, plus bordéliques aussi, parce que désormais, le groupe n'est plus un trio mais une véritable fanfare dont les cinq membres permanents et leurs potes de passage échangent en permanence instruments, costumes et habitudes, brouillant les pistes et parvenant ainsi, une fois de plus, à trimballer l'auditeur de surprise en surprise sans le ménager, comme ils l'avaient fait sur le premier album.

Sur la troisième chanson, Province, TV on the Radio se paye un choriste de luxe en la personne de David Bowie, logiquement un grand fan du groupe. Si l'on perçoit à peine la voix du Thin White machin chose au milieu de toutes les autres, son influence est en revanche très nette sur ce morceau à la fois très emphatique et totalement humain, charmant, qui atteint sa vitesse de croisière lorsque arrive cette partie de piano magnifiquement simple jouée ensuite en boucle jusqu'à la fin.

Playhouses, qui serait sûrement l'un des sommets du disque si l'album était un peu moins parfait, et qui ressemble un peu à King Eternal sur le précédent, monte en puissance pendant cinq minutes à partir, dirait-on, de deux solos de batterie entremêlés, comme si c'était comme ça qu'on avait toujours fait du rock. En tout cas, l'ensemble bouillonne d'une énergie faussement brouillonne mais réellement enthousiasmante.

Wolf Like Me, avec ses grosses guitares et ses relents punk de synthèse, aurait pu n'être qu'une mauvaise chanson de Placebo mais curieusement, c'est encore un bon morceau, peut-être parce qu'on ne l'attendait pas forcément. Evidemment on pourra trouver que cette version manque un poil de mordant, pour une histoire de loup-garou, mais en concert, ça va probablement faire très mal.

Au centre du disque, A Method joue le même rôle de pivot qu'Ambulance sur le premier album, c'est un autre gospel futuriste, plus étrange et plus beau encore que son grand frère, il vient nous rappeler que les chansons de TV on the Radio sont bien souvent, avant toute chose, des comptines, qu'on découvre et qu'on apprivoise avec le même plaisir que les mômes de trois ans chantent J'ai du Bon Tabac. Des comptines pour adultes, bien foutues, bien habillées, mais avant tout des chansons qui vous trottent inévitablement dans la tête au bout de quelques écoutes.

Let the Devil In est un autre de ces coups de génie déguisés en chansonnettes, avec, pour cette fois, des percussions sauvageonnes, un refrain hurlé en choeur par toute la troupe et par derrière, une très belle partie de guitare, aussi abrasive et insoumise que d'habitude.

Dirtywhirl, le huitième morceau, développe une ambiance bluesy inédite jusque là, mais c'est fatalement un blues bizarre, un blues bleu clair de bloc opératoire porté une fois de plus par le chant toujours juste de Tunde Adebimpe, et qui montre encore une autre facette du groupe.

Le blues est encore joué en filigrane sur le titre qui suit, Blues from Down Here, un hommage maternel sincère et touchant autant qu'un bon gros morceau bien musculeux et direct où l'on jurerait par moments entendre chanter le fantôme de Mick Jagger en personne.

Tonight aurait pu conclure l'album tout en douceur, avec la voix de soulman d'un genre nouveau d'Adebimpe et cette guitare pour une fois sensuelle, qui vient caresser des parties inédites de nos corps, et puis ce mélange subtil de percussions vivantes et synthétiques si caractéristique du son du groupe, qu'il faudrait bien enseigner aux jeunes dans les écoles de musique.

Mais il y a encore un titre, et non des moindres, Wash the Day Away, peut-être la chanson qui réussit avec le plus d'éclat la synthèse entre les vieilles pratiques déviantes de TV on the Radio et la puissance rock nouvelle qui se dégage (principalement) de la batterie de Jaleel Bunton, qui joue ici les John Bonham de poche. Au dessus du raffut métallique des percussions et des guitares s'élèvent une dernière fois les voix de Kyp Malone et Tunde Adebimpe, comme deux canaris déboussolés échappés de leur cage que nous autres regardons virevolter d'en bas en plissant les yeux. Et le morceau s'étire pendant huit minutes, parce que personne ne voudrait que ça s'arrête, parce que chaque titre de l'album est un petit miracle à sa façon et qu'on repartirait volontiers pour un tour. Surtout qu'apparemment, le groupe a laissé un paquet d'inédits issus des sessions du deuxième album dans ses cartons.

Quelques secondes de silence en fin d'album, peut-être pas du Mozart, mais à notre échelle, c'est quand même une heure de grande musique qui vient de passer, une musique pas toujours facile, pas toujours douce, dont la force se dévoile au fil des écoutes, et qui mérite assurément l'attention soutenue de toutes celles et tous ceux qui ont un jour ou l'autre pris leur pied en écoutant un disque de rock. Celui-ci en est un grand.