Tout avait commencé comme une soirée normale au multiplexe du coin de la rue : parfum de pop-corn en seau et tunnels publicitaires interminables, Monsieur et Madame Toulemonde qui prennent place dans le calme le plus parfait, on se croirait dans la salle d’Astérix et Obélix. L’arrivée quasi-concomitante dans la salle d’un simili-Jimmy Page (celui de 2012, avec le catogan et sans la gratte) et d’un sosie de Robert Plant (version 2012 aussi, avec les bajoues) laisse pourtant imaginer autre chose. Quoi qu’il en soit, je ne m’attendais quand même pas à choper les larmes aux yeux à l’arrivée des quatre lascars sur scène. Et pourtant… Plan très large, volontairement frustrant, qui se resserre peu à peu, et puis cet accordage scandaleusement bas par rapport à la version studio, mais les premiers accords de Good Times Bad Times cognent juste et fort, bien plus juste et plus fort cette fois que sur la myriade d’enregistrements amateurs du concert déjà passés entre nos oreilles, et qui sont maintenant bons pour la poubelle. Est-ce pour nous rappeler la différence fondamentale qui existe entre une production Dolby signée Jimmy Page et un fatras de vidéos YouTube ou de bootlegs impurs que Dick Carruthers a truffé son si joli film d’images pirates tremblotantes, captées avec le matériel portable préhistorique de 2007 ? Sans doute l'escouade de sorciers qui s'est penchée cinq ans durant sur le berceau de Celebration Day a-t-elle aussi veillé à gommer les quelques larsens et autres traces de fébrilité qu’on avait cru entendre sur les boots, pour assurer au groupe dès le premier morceau une victoire totale sur les sceptiques. La suite, sur le papier, semble plus conventionnelle : Ramble On occupait souvent la même deuxième place dans les concerts de Page et Plant : une bonne chanson, pas la plus flamboyante du Zep, et pourtant, ce soir, dans le confort abstrait de la salle numéro 9 du Kinépolis de Nancy, elle représente le moment zeppelinien parfait, la quintessence du light and shade théorisé par Jimmy Page dès les débuts du groupe, puis longuement mûri d’album en album. Un vieux whisky, un truc pour connaisseurs, vieilli dans un tonneau qui a vu passer, en une quarantaine d’années, des Ten Years Gone, des Blue Train ou des When I Was A Child (sur le si subtilement sublime Walking into Clarksdale de 1998). Le Ramble On version 2007 ne s’amuse plus à tout miser sur les contrastes, il s’est teinté de saudade, la Les Paul de Page louvoyant entre diverses nuances de saturation, elle a beau regimber de temps à autre, son maître et elle forment toujours un bien beau tandem ouvert à l’aventure, et on se régale aussi aux sonorités plus cliniques de John Paul Jones, explorateur discret de contrées semi-exotiques, inventant en permanence, et l’air de rien, de petites mélodies qui ne feraient pas juste des lignes de basse mais deviendraient des chansons, voire des albums entiers, chez les groupes qui ne sont pas Led Zeppelin. Black Dog et In My Time of Dying (en version digest) sont solides et classiques, For Your Life le serait aussi, classique, si la chanson n’avait pas été étrangement exclue de toutes les setlists du groupe jusque-là. Il s’agit encore d’une partition parfaite pour le vieux Zeppelin, pas trop technique, pas trop dure à chanter, mais aussi originale et implicitement funky qu'en 1976, avec ses cascades de petits riffs aigus et sa rythmique élastique. Les autres moments les plus réjouissants du concert ne sont généralement pas les passages obligés, mais émergent plus souvent par surprise, au sein de morceaux de milieu de gamme, genre Trampled Under Foot ou Misty Mountain Hop, prétextes à des jams sans autre enjeu que de tricoter des textures à trois ou quatre puis s’amuser à les malaxer. Sur Trampled Under Foot, Jimmy ne cherche même pas (plus) à faire semblant de jouer des solos, il balance juste de l’acide par fûts entiers par-dessus le clavinet ou les vocalises de Plant, qui ne se laissent pas faire. Curieusement, c’est aussi le jeu de Page qui fait tout le sel de l’interprétation de No Quarter - habituellement plutôt le morceau de bravoure de Jones – rien que par les savoureux harmoniques que ses doigts font jaillir du couple Les Paul/Marshall (on aperçoit aussi des têtes Petersburg et Orange). Je me souviens avoir trouvé ce concert, à l’écoute des bootlegs sortis peu après, techniquement assez pauvre, et bien corseté, du point de vue de l’inspiration et de l’esprit d’aventure. On comprend, aux gros plans sur les visages soulagés des uns et des autres, à la fin de Stairway to Heaven ou de quelques autres fragments de légende (même Plant se garde bien de faire le malin), que l’aventure, la folie, c’est précisément que ce show ait eu lieu, après 27 ans de silence. Pour un Jimmy Page si perfectionniste et parcimonieux en coups d’éclats depuis la mort de John Bonham, le risque de sérieusement écorner le mythe était tout de même considérablement supérieur aux éventuels bénéfices. Alors oui, Since I’ve Been Loving You ou The Song Remains the Same sont d’absolues catastrophes, mais improvisage et dévalage de manche n’ont jamais été les deux seules mamelles du groupe, et la magie (noire) d’antan renaît tout de même souvent par bribes, sans que l’on s’explique bien pourquoi, d’ailleurs. Ainsi, le passage à l’archet de Dazed and Confused parvient-il à instaurer une ambiance malsaine dans l’enceinte pourtant peu propice au mystère de l’O2 Arena. A ce moment du concert, la mèche plaquée par la sueur de Jimmy Page lui donne un air de Jean Plantu, ou de candidat au prix Goncourt, pourtant, on s’attendrait presque à voir sortir des flashes rouges de ses yeux, comme dans la séquence au hurdy gurdy du précédent film de Led Zeppelin. Sur cet instant comme sur d’autres (les bruits au milieu de Whole Lotta Love), la musique de Page devient visuelle, taches, coulées, éclats de son métallique, intense, épaisse à devenir palpable, goûtable, et à faire oublier, dans cette fusion des sens, toutes les petites imperfections de ce show de retrouvailles. C’est par ces blocs sonores presque abstraits, plus que par les solos ou même les riffs (quoique, ce Kashmir… !) que Jimmy Page est contraint de s’exprimer en cette fin des années 2000, mais le résultat est finalement aussi singulier et délectable que pouvaient l’être les toiles du Monet à moitié aveugle d’après la cataracte – avait-on vraiment besoin de toutes ces fioritures, de toutes ces couleurs, de toute façon ? Dans les heures qui ont suivi la projection, pas question d’écouter la moindre note de musique : il fallait garder intacte l’émotion, les sons, en attendant, non sans impatience, je l’avoue, la sortie du DVD.