En ces temps de relative disette culturelle à domicile, je reprends contact avec Sylvie, Mark Feldman et leur musique, je retrouve aussi pour ces quelques jours l'Ami Dominique, qui m'avait déjà rejoint dans mon trip musical précédent à New York, ainsi que quelques autres chouettes personnes déjà croisées ici et là de par le monde, et rassemblées là comme si on s'était tous passé le mot. New York City – décor assorti, on déambule et on pèlerine à l’horizontale dans le Lower East Side / à Coney Island, à la verticale dans Midtown, n’importe, tant que le parcours nous mène chaque soir à 20h au coin de l’avenue C et de la deuxième rue Est : cette ville, on est surtout venu l’entendre.

L’avantage des rendez-vous successifs avec le répertoire de Sylvie et Mark, c’est que l'écoute, au fil des concerts, peut commencer à flotter, changer d'échelle, l'oreille percevoir les rouages des morceaux, leurs embranchements. L'accommodation des tympans permet alors l'appréhension d'effets-papillons permanents : un feulement d'archet de Mark Feldman sur Dunes provoquera des grondements courvoisiens sur le morceau suivant, ça répond, ça ricoche, et pas besoin d'être agrégé de maths pour comprendre que les possibilités, à l'échelle d'une pièce, d'un set, d'une soirée, d'une semaine de shows, constituent un emboîtement infini d'infinis. Il faut quand même bien des gens, au moins quelques-uns, pour essayer de suivre ce phénomène sur la durée, et il me semble naturel d'en être, même si au final, il sera bien difficile d'en rendre compte, d'extraire du corps tout entier une mémoire des sons pour la changer en mots.

Le mercredi, jour de l’arrivée à New York, est consacré au Mark Feldman / Sylvie Courvoisier Quartet, avec en lieu et place de l'habituel et génial Gerry Hemingway, le vétéran (inconnu de moi) Billy Mintz à la batterie. Thomas Morgan est toujours à la basse, et - est-ce lié à la salle (le Stone est tout petit) ou à un regain d'assurance, il occupe cette fois magnifiquement l'espace visuo-sonore qui lui est alloué, sans se départir du charme lunaire qui émane de lui dans le contexte de ce groupe. Ses phrases, plutôt que d'appuyer simplement les idées des deux co-leaders, les réverbèrent, les diffractent, les infiltrent aussi tout en douceur. C'est sans doute la meilleure chose qui puisse arriver aux riffs et refrains rutilants de Mark et Sylvie, qui se trouvent ainsi poussés vers des endroits encore un peu secrets, mal cartographiés. Le jeu de Billy Mintz, ce mercredi soir, se caractériserait plus par sa profondeur et sa maîtrise que par son mystère, et c'est avant tout une bonne dose de swing (et pourquoi pas?) qu'il vient apporter au groupe. « Nouvelle recette, avec plus de morceaux de jazz », lirait-on sur l'emballage si le groupe était un pack de yaourts. La nature profonde des morceaux reste la même, avec cette impression, au fil des années, que les anciens thèmes sont joués avec une vélocité de plus en plus ahurissante, et que les nouveaux, bâtis sur le même modèle et également très enlevés, sont encore plus dingos et éclatés que leurs ancêtres de To Fly To Steal ou Hôtel du Nord. Même fond, mais la texture finale est un peu différente, plus consistante, avec notamment un appui différent de la section rythmique (Billy Mintz reste toujours au contact des propositions de ses patrons). La fantaisie parfois un peu loufoque de Gerry Hemingway, qui était si bien assortie au jeu de Thomas Morgan, me manque un peu, mais ce nouveau groupe est solide, et il continuera probablement encore de s'ouvrir, tel un bon vin, au fur et à mesure des concerts.

Jeudi soir, Sylvie en piano solo à 20h00, puis en duo avec Ellery Eskelin (saxophone) à 22h00. Entendre Sylvie Courvoisier soliloquer sur son instrument a longtemps été un de mes fantasmes, que j'ai eu la chance de réaliser en 2006 au Centre Culturel Suisse de Paris, puis en écoutant en boucle l'album Signs and Epigrams, sorti dans la foulée sur Tzadik. Dans les deux situations, on pouvait entendre une pianiste en recherche, oscillant entre des compositions très rigoureuses, et même un peu austères, et des improvisations souvent focalisées sur certains aspects précis du son (la résonance, l'ajout d'une forte composante de bruit au son de base d'un Steinway...). C'est à nouveau cet esprit de sérieux qui prédomine ce soir, après les deux sets débridés de la veille. Le contexte dépouillé permet déjà de confirmer la très grande forme technique actuelle de Sylvie Courvoisier. Placé à un ou deux mètres d'elle comme on peut l'être au Stone, on la voit choisir, viser, atteindre chaque note avec la même adresse que son compatriote Guillaume Tell perçait les pommes. La nuit new-yorkaise se constelle de sons, qui sont mis en mouvement, projetés les uns contre les autres, soumis à diverses contraintes. On retrouve tout au long de ce set le goût de Sylvie pour la construction de systèmes, car il ne s'agit pas d'expérimenter en balançant des sons en grappes pour voir s'ils vont bien ensemble ou pas, mais réellement d'inventer de nouveaux réseaux, de bâtir de nouveaux mondes, à partir d'équations que le commun des auditeurs n'a pas besoin de comprendre - la pureté et la beauté du résultat parlant d'elles-mêmes. Arrive Ellery Eskelin. Faut-il s'attendre à retrouver l'ambiance très urbaine de l'album Every So Often ce jeudi soir ? On verra bien : chaque nouveau début de set, cette semaine, ressemble à une page blanche. Ce que l'on entend, de prime abord, c'est que Sylvie emprunte les mêmes routes escarpées qu'en début de soirée, son toujours anguleux, ciselé, pans de montagnes et canyons intérieurs donnés à voir par projections fugaces ; Eskelin, lui, n'a pas encore attrapé son sax ténor que résonne déjà dans nos têtes son flow/flot/flux de quadruples croches, rien qu'à voir son immuable dégaine de souffleur bop de fantasme de boîte de jazz de Michel Jonasz, et ça continue tendu mais tendre aussi, des angles sont arrondis, de la chaleur est insufflée dans les travées tracées par la pianiste. Chacun apportant son vocabulaire propre, sa langue, l'une plutôt classique, l'autre très jazz, les deux musiciens parviennent en tout cas dès les premiers instants à inventer un code commun, faisant circuler les idées et surtout l'énergie à la vitesse du son. La photo qui illustre la pochette de l'album du duo Sylvie/Ellery nous revient alors en mémoire, un immeuble new-yorkais typique, façade bicolore au contraste de teintes audacieux mais élégant, évident, au bout du compte.