Je ne me souviens plus trop de ce qui avait été dit de ce disque à sa sortie en 2003. Je crois que les Inrocks en pensaient le plus grand bien, mais qu'on n'y croyait qu'à moitié. Il me semble que pas mal d'autres avaient été un peu, ou beaucoup déçus. J'avais été déçu par ce que j'en avais entendu, à commencer par ce single pas accrocheur pour deux sous, Special Cases, sec comme un coup de trique, inchantable sous la douche, indansable même bourré. Ca sonnait plat, malingre et tristounet, comme un tiers de Massive Attack - ce qui est parfaitement logique étant donné que Mushroom et Daddy G avaient quitté le navire à ce moment-là. On aurait presque cru une mauvaise chute de Mezzanine, privée de ses riffs de guitare orientalisants ou d'un bon refrain bien fédérateur, privée de la moindre branche à laquelle se raccrocher. Et le reste avait tout l'air d'être exactement pareil....... C'était il y a trois ans et je ne savais pas encore que les défauts apparents de cet album étaient en fait des qualités. Avec le recul, on peut d'ailleurs trouver amusant et suicidaire de la part de la maison de disques d'avoir cherché à extraire un single de cet amas sonique verglacé qui risque l'éclatement en mille morceaux à chaque tentative d'analyse ou d'écoute partielle. 100th Window n'est pas du tout un disque pop, mais finalement, quelque part, Massive Attack n'a jamais été un groupe trip hop très pop. Le trio a écrit (façon de parler, étant donné qu'aucun d'entre eux ne sait vraiment lire ou écrire la musique, ni même jouer d'un instrument) quelques-unes des plus belles chansons des années 90 - qui n'a pas versé sa larme en écoutant Teardrop? - mais sur la longueur des albums, on se rend compte que l'essentiel est ailleurs, que la matière première des morceaux de Massive Attack, c'est le son, ce qui fait d'eux les jumeaux d'artistes toujours un peu entre deux eaux mais pourtant populaires comme Björk ou Sonic Youth, et un cousin présentable pour tous les expérimentateurs audacieux qui fabriquent la vraie musique de ce siècle sans se soucier du public qui réclame par habitude sa dose de chansonnettes calibrées à 120 pulsations par minute. Tout commence donc avec une sorte de non-riff qui semble devoir bien plus aux sonorités inquiétantes des appareils de surveillance médicale qu'à cinquante ans de rock'n'roll, une espèce de martèlement répétitif autant qu'instable, insaisissable, en mouvement constant, on avait oublié que les machines savaient aussi parfois produire le même genre de variations infimes et intimes que les doigts d'un pianiste ou d'un Jimmy Page - on pourra reparler plus tard des nombreuses similitudes qui existent entre Massive Attack et Led Zeppelin. Il faudrait emprunter au vocabulaire de la plomberie (que je ne maîtrise hélas pas du tout) plutôt qu'à celui de la musique pour décrire ces lignes mouvantes, ces flux sonores qui traversent, pas simplement les chansons, mais l'album entier, dans tous les sens. Même les voix, pourtant superbes, d'Horace Andy, de Sinead O'Connor ou de 3D ne sont que des ondes sonores parmi d'autres, triturées, transformées en souffles, en nappes planantes et synthétiques, traitées presque à égalité avec les séquenceurs, claviers et boîtes à rythme. Le chant hypnotique de 3D, principal artisan de ce projet, s'accomode d'ailleurs particulièrement bien de ce traitement de défaveur et vient tout naturellement prendre sa place dans l'intrication rythmique complexe et fluctuante qui constitue la trame de toutes les pistes de l'album. Des mélodies, il y en a quand même une petite poignée - celle de What Your Soul Sings est aussi belle que certains anciens airs du groupe - mais elles ne sont plus le coeur de la musique, et l'album aurait probablement été aussi bon, et peut-être même meilleur sans elles. Oui, on aurait peut-être trouvé le disque encore plus intense s'il avait été encore plus évanescent et abstrait, mais ce qu'on entend là s'approche déjà beaucoup de la substance dont sont faits les rêves. Et les neuf longs morceaux passent finalement très vite, il faut d'ailleurs écouter l'ensemble d'une traite pour l'apprécier pleinement. Bizarrement, je ne peux pas m'empêcher de voir dans cet album à la surface désolée, faussement minimaliste (il y a un travail énorme derrière tout ça) et uniforme (les morceaux s'individualisent progressivement au fil des écoutes), un équivalent moderne du troisième Nick Drake, Pink Moon, une drôle de douche froide pour ceux qui avaient aimé les arrangements luxuriants et les douces mélodies de ses premiers disques, mais aussi et surtout son disque le plus sincère et le plus cru, et le plus fort. Même cohérence, même urgence, même poésie glaçante et hachée dans les paroles. Probablement la bande son idéale pour déprimer dans son canapé, mais pas seulement, c'est avant tout un album inspiré et envoûtant qui continue d'avoir, trois ans après sa sortie, pas mal de longueurs d'avance sur la concurrence.

(été 2006)