Petite entorse au règlement, vendredi, Dominique et moi décidons de sauter le premier des quatre sets du Sylvie Courvoisier Trio pour profiter d'un autre plaisir sonore bien d'ici, les « Burgundy Stain Sessions » mensuelles du jeune pianiste Doveman, connu pour ses collaborations avec the National, Antony & the Johnsons, Sharon Van Etten, etc. Musicalement parlant, on descend forcément de quelques étages, l'idée étant de se rafraîchir un peu l'esprit avec quelques tranches de pop à la bonne franquette, plus ou moins improvisées au gré des allées et venues des différents potes et collaborateurs invités à se produire. A l'occasion de ce show, la scène du Poisson Rouge (sis 158, Bleecker Street) a été déplacée au centre de la salle; on trouve à se caler face à une rangée d'amplis, pensant avoir dégotté (par miracle) la meilleure place. En fait, d'un bout à l'autre du concert, ce sont les dos successifs des chanteurs et chanteuses convoqués que nous contemplerons. De dos, du coup, je n'ai même pas reconnu Hannah Cohen, dont j'avais pourtant bien apprécié les clips et le premier album l'an dernier - peut-être parce que dans ce contexte, loin du confort numérique des studios, elle semble un peu empruntée (bizarre pour un mannequin) et chante souvent faux. Les voix et les compositions d'Halona King et Trixie Whitley (fille de mon idole Chris Whitley) sont plus convaincantes et mieux maîtrisées, sans que soit gâché pour autant l'esprit de légèreté de la soirée. Il y a dix ans, c'est Whitley père que j'avais eu la chance d'entendre en concert, et ce soir, je le vois revivre par instants, à travers un geste, une intonation, un accord de guitare de Trixie, ce qui rend la performance doublement émouvante. Le style de Trixie est plus dépouillé, pour ne pas dire rudimentaire, que celui de Chris, mais il y a chez elle le même sens de l'espace, le même goût des mélanges inattendus que chez son paternel, bien loin au-delà des douze mesures auxquelles on est parfois tenté de les cantonner tous les deux. Le concert s'achevant hélas par un duo calamiteux entre Doveman et le chanteur/batteur (!) du groupe irlandais Bell X1, évoquant le pire des années Coldplay/Travis/Keane/Raffarin..., il est grand temps de filer au Stone pour absorber quelque chose de plus moderne – et consistant.



Quoi de plus naturel pour une pianiste « « « jazz » » » que de jouer en trio avec basse et batterie ? Il aura pourtant fallu presque 20 ans de carrière à Sylvie Courvoisier pour monter sa propre formation, sans doute parce que faire comme tout le monde n’a jamais été sa priorité. Techniquement parlant, il s'agissait de dénicher deux musiciens qui soient à la fois capable de comprendre et exécuter rigoureusement n’importe laquelle de ses partitions, et de s’envoler à ses côtés lors des phases d’improvisation libre. Comme Sylvie, Drew Gress et Kenny Wollesen sont des instinctifs érudits, et l’association des trois apparaît évidente du début à la fin de chacun des sets entendus. Vendredi à 22h00, le trio entame le deuxième concert de sa courte existence. Si l’on écoute les yeux fermés, on est simplement aux anges, car la promesse d’entendre les compositions de Sylvie Courvoisier rehaussées de couleurs rythmiques nouvelles est largement tenue. La rondeur et les envolées ornitho-quelque chose de Mark Feldman ne sont plus là pour contrebalancer l’âpreté de son style, il a là une pureté, une puissance qui n’apparaissent pas aussi franchement lorsque Sylvie partage le pouvoir décisionnel avec son mari. Les idées de Sylvie sont amplifiées, aiguisées, chamarrées par Gress et Wollesen, qui ne mettent jamais en danger la cohérence des compositions, mais évitent aussi de se cantonner à un rôle de mercenaires rythmiques. L’écoute mutuelle entre Sylvie et Kenny Wollesen impressionne particulièrement, les rythmes, les timbres se répondent, se complètent, miroitent comme l’eau et le ciel des Nymphéas de Monet, à ceci près que le tableau est élaboré en direct devant nous - Courvoisier, Wollesen et Gress écrivant live entre les lignes des partitions de Sylvie avec la même maîtrise et le même sens poétique que le vieux peintre arrangeait ses couleurs dans son jardin de Giverny. Samedi soir, le trio achève son rodage avec quelques autres morceaux, dont un nouveau, Pendulum, très fin, méditatif, bien éloigné dans la forme des récentes compositions parfois bigarrées de Sylvie pour le duo ou le quartet (For Alice sur le dernier album). Les visages soulagés du vendredi soir, au bout de chaque morceau, se changent en mimiques de satisfaction, le groupe a fait ses preuves et peut enfin s’amuser un peu. Sylvie, d’humeur espiègle, nous régale d’allusions jazzy à répétition – on est décidément loin d’avoir tout entendu de son jeu. Le trio est rejoint pour le deuxième set par la saxophoniste danoise Lotte Anker, et quand on y pense, il y aurait de quoi être ébahi à voir avec quelle facilité ce tout jeune groupe intègre déjà un nouveau membre, mais la musique est tellement belle et évidente qu’on ne se pose pas de question, et qu’on goûte simplement l’instant présent.