Craig Taborn, Thomas Morgan, Gerald Cleaver = trois bonnes raisons d’aller passer un dimanche en Alsace - et même quatre, si l'on considère que je n’avais encore jamais entendu ces superbes musiciens ensemble… Simple et funky comme à l’accoutumée, Craig ne s’installe pas à son instrument avant d'avoir salué son public, et fait applaudir ses deux accompagnateurs. Il peut alors investir le silence bourdonnant des amplis en stand-by, et le consteller de poignées de sons flûtés, dans la lignée des compositions les plus épurées de son nouvel album en solo. Même sans Manfred Eicher à la console, chacun des sons libérés par Taborn se voit offrir une petite vie de quelques instants, quinze secondes de célébrité, pendant lesquelles on aura tout loisir d’en contempler la forme et les mouvements singuliers. Basse et batterie sont déjà là, pourtant, tout autour du piano, à une autre échelle - délimitant l’espace sonore, élevant une sorte de forêt sonique face à nous. Morgan, Cleaver : le bois, Taborn : la rosée qui perle sur les feuilles. Le contrebassiste, aussi tranquille qu’infatigable dans son exploration du manche, pratique toujours son jeu sec et sans emphase, qui glisse avec souplesse sous les sonorités plus acides du piano. Quant au batteur, il choisit chacun de ses gestes à la manière d’un artisan, ou d’un chirurgien. Puis, progressivement, les harmoniques qui sortent du Steinway se mettent en mouvement, se décondensent. Les sons redeviennent des notes, qui se connectent rythmiquement, et finissent par générer des mélodies – c’est uniquement la main droite qui joue, territoire : quelques centimètres carrés de clavier à peine, et pas besoin d’autre chose, quelques notes, en boucle, et de plus en plus obstinément. Il y a là sans doute le souvenir d’une jeunesse à Detroit, tant l’inspiration semble venir, à ce moment, de la musique électronique : le groupe empile différents motifs, main droite, puis, plus loin, main gauche, et la basse, la batterie, strates qui glissent, flottent, se frottent, en rythmes kaléidoscopiques et harmonies fugaces. Embarquée là-dedans comme dans un déraillement de train, la partie réceptive du public (= pas tout le monde) subit maintenant l'inexorable accélération du trio, la dureté de son jeu, qui va croissant. Le son du piano acquiert pendant ce temps un aspect mat et tranchant de débris d'engin extraterrestre, pas engageant, mais certainement intrigant, tandis que la rythmique densifie encore son action. Cette première grosse demi-heure de concert finit par un genre de rumba, enfin, quelque chose d'exotique, qui invitera, non pas à se tortiller en cadence, mais essentiellement, encore une fois, à admirer le ciselage habile effectué par les trois artistes. Les présentations étant faites, la deuxième plage musicale nous emmène encore plus loin dans l'exploration des envies musicales très diversifiées de Craig Taborn. Long duo piano / contrebasse, inspiration classique cette fois, romantisme décapé, la mélodie a été comme fondue et refixée dans une position légèrement aberrante, dysfonctionnelle, mais elle est assénée avec un tel aplomb qu'on ne peut lui barrer l'accès à nos consciences. Pas de pathos, pas d'esbroufe, aucun effort de séduction, juste ces accords à la pureté tortueuse, qui nous arrivent filtrés par les couches successives de la mémoire musicale éléphantesque de Taborn (lequel a collaboré avec des figures aussi diverses que Carl Craig, Chris Potter, ou Greg Norton de Hüsker Dü). Le jeune Thomas Morgan, parfois à l'unisson, parfois en maraude sur les bas-côtés, est en mesure de le suivre dans toutes ses pérégrinations. Quand Cleaver fait son retour, c'est un trio de jazz qui joue, mais d'une sorte de méta-jazz envoyant swinguer d'un souffle les considérations idéologiques et techniques comme le grand méchant loup la maison en paille de Nouf-Nouf. Curieusement, l'aisance du groupe ne convaincra pourtant pas tout le monde, et c'est devant une salle clairsemée que sera joué, en rappel, un nouvel échantillon, court et bondissant, de ce jazz érudit et ouvert, mais peut-être pas assez démonstratif pour certains... En ce qui me concerne, j'ai passé un moment parfait en compagnie de ces trois musiciens discrètement géniaux, et remarquablement complémentaires, que je retournerai écouter ensemble ou séparément à chaque fois que j'en aurai l'occasion.