Résumé des épisodes précédents : je reviens à New York pour une semaine, flanquant/flanqué cette fois de mon Dupon(d)t jazz Dominique from Bordeaux. Le but officiel, dérisoire ou sublime, de cette traversée : croquer un petit bout de la prog de juin du Stone, exceptionnelle pour nous car concoctée par d'autres vieilles connaissances, Sylvie Courvoisier et Mark Feldman. Le Stone a beau ne pas payer de mine, il n'empêche qu'assister à un concert de grands musiciens dans ce mouchoir de poche est toujours une sacrée expérience, sinon une expérience sacrée. Artistes collés au public collé aux artistes, même pas une petite estrade pour séparer leurs chaises en plastoc des nôtres, nous réunis en leur nom et eux au milieu de nous. Comme on peut éventuellement le rêver, il va de soi que les ambiances d'avant et d'après concert sont assez différentes de celles de nos festivals et de nos shows européens. Sylvie, Mark et Gerald Cleaver sont là et taillent encore le bout de gras avec nous et avec d'autres vingt cinq secondes avant de commencer à jouer, sans avoir à passer par la case des rituels de trempage de mains dans un bac de lait d'ânesse ou autres d'avant concert - toute trace de désinvolture s'évanouit pourtant dès l'instant où chacun est calé contre son instrument. Dans cette version new-yorkaise du quintette de bric et de broc Lonelyville, notre compatriote Vincent Courtois est remplacé par le non moins excellent Eric Friedlander, déjà entendu sur Abaton ou au sein du Masada String Trio de Zorn. Le répertoire est celui du CD, compositions à la fois robustes et adaptables, à l'image de ces merveilleux monospaces Opel capables de passer d'une à sept places assises en quelques manipulations. Le modèle est donc un peu le même que celui du récent quartet to Fly to Steal : une poignée de thèmes bien huilés, lardés d'improvisations libres de piocher dans le répertoire du jazz à papa, du classique, des bruits de la grande Lonelyville, et même, à l'occasion du folklore américain, sous l'impulsion d'un Friedlander tout à fait décomplexé qui n'hésite pas à agrémenter d'une lampée de Coca les mets fins collectivement concoctés. Bienvenue à New York. Texturologie, qui ouvre le set, est toujours cette lasagne sonore alternant couches de roc, couches de dentelles et circonvolutions magmatiques. Un univers coloré dans lequel une simple cymbale effleurée ou gratouillée par une paire de balais métalliques tutoie sans ambages l'inestimable chant du violon de Feldman. A Lausanne en 2006, au moment de l'enregistrement du CD, Sylvie cumulait les fonctions de compositrice, pianiste et chef d'orchestre, avec une tension bien légitime dans le regard et dans chacun des gestes. Sa préoccupation - plus terre à terre, cette fois, semble plutôt de concilier la motricité volontaire minimale nécessaire au bon fonctionnement de son instrument et la chaleur écrasante qui règne dans ce four à lasagnes géant qu'est le Stone au mois de juin. Enjeu différent de la première fois, mais la concentration des joueurs et la précision de leur musique devant les quelques spectateurs du club est restée la même. C'est sans doute la rigueur du dispositif, au moins autant que la complicité et la méticulosité des musiciens, qui autorise l'excellence des improvisations au plus près de l'os entendues ce soir. Le trio Mephista de Sylvie, Ikue Mori et Susie Ibarra à venir vendredi, augmenté pour l'occasion de John Zorn et Joëlle Léandre, devrait nous donner à entendre quelques plaques de temps plus vastes et plus friables. En attendant ce grand saut dans le vide, les tribulations de nos cinq génies professionnels se laissent suivre comme un James Bond sonore: on sait bien que les héros s'en tireront sans une égratignure, pourtant on reste curieux, d'un bout à l'autre de ce concert sans temps mort, de savoir quelles péripéties délirantes les guettent. Sur le bien nommé Contrastes, par exemple, c'est un nouveau duo/duel entre Feldman et Cleaver qui nous tient en haleine : Gerald armé de gros maillets, Mark comme souvent sur un nuage, et pourtant inexplicablement leurs timbres opposés finissent par se fondre en une étreinte ambiguë – car si le plan de cette Lonelyville qu'on bâtit devant nous est connu, pour le trajet, chacun fait comme il veut – bienvenidos a Nueva York, et à bientôt pour de nouvelles aventures.