J'avais découvert ce pianiste grâce à une intéressante série d'articles ayant pour thème le piano parue l'an dernier sur plusieurs blogs cousins, dont celui-ci. J'avais aimé les extraits proposés (et écoutés vite fait, sûrement), mais leur côté bien peigné n'avait pas titillé ma curiosité au delà de ça. Mais les concerts du Stone, un set à 20h00, le suivant à 22h00, chacun pour 10 dollars, sont une invitation permanente à la découverte d'une scène dont je n'ai eu qu'un minuscule aperçu mais qui s'est avérée beaucoup plus jeune, diverse et moins fermée sur elle-même qu'on ne l'imagine parfois de l'autre côté de l'Atlantique (on pourrait dire pareil de bien des aspects de la vie new yorkaise, pour ce que j'en vois à travers ces dix jours). Et ce Tintin d'allure réservée à la fine moustache se révèle au fil du set un sacré diablotin dont la virtuosité ferme n'explose de façon spectaculaire que vers la moitié du set. La première partie, à elle seule, méritait déjà le déplacement. Majestueux accords de la main gauche, consonance parfaite, sur une pulsation lente, qui nous permet de les garder en tête comme on garderait un vin en bouche, et le seul mouvement perceptible est dans cette vibration, dans les courbes et les volutes qu'elle décrit à travers la pièce. Le temps qui passe, dans un endroit où le temps ne s'écoule pas, quelque chose de minéral, j'ai pensé à un lac souterrain. La musique n'est cependant pas inerte, car le jeu de Taborn garde le sens de la gravité (dans les deux acceptions du terme) : les deux mains se répondent, des séquences de notes à gauche en entraînent d'autres, ressemblantes sans être jumelles, à droite, comme un effritement mélodique, une érosion. Un peu plus tard sur le même morceau, quand la main droite de Taborn, sans perdre le rythme immuable de la pièce, s'abat à la verticale sur le clavier, c'est avec la précision aveugle d'une catastrophe naturelle, ce sont des stalactites de son qui percent nos tympans. Si le pianiste s'en tenait à ça, peignait des lacs et des rivières sonores comme Barnett Newman peint des bandes verticales, ses shows seraient déjà pleinement satisfaisants. Mais l'autre facette du bonhomme, toujours sérieuse mais beaucoup plus vivante, est tout aussi intéressante. L'ensemble n'est plus aussi facile à décrire, les lois de la physique qui régissaient la première partie se sont complexifiées, ou ont carrément été effacées par des interactions d'un autre ordre, et les morceaux qui suivent ressemblent plus à des bouillons de culture, ou, si l'on change d'échelle, à de petites villes musicales. Enfin voilà, j'irais bien passer mes soirées ailleurs qu'au Stone, m'ouvrir un peu à la scène rock de Brooklyn (il doit y avoir quelques bons groupes qui ne passeront pas pour autant le filtre de l'Atlantique de sitôt, et moi au lieu de ça je vais voir TV on the Radio et Thurston Moore – il est vrai que c'est bien aussi). Mais quand chaque concert, bon ou moins bon, au Stone est un moment rare comme je n'en connais qu'un ou deux par an en France (oui, c'est ça, quand Sylvie Courvoisier fait le voyage), difficile de résister.