Il y a un an et demi, quand j'ai découvert Sylvie Courvoisier - avec son trio Mephista - je n'avais encore qu'une vague idée de ce qu'était vraiment la musique improvisée, de pourquoi et comment elle émergeait parfois du silence douillet de nos chères scènes nationales. J'ai tout de suite aimé le groupe à la folie, j'ai bien senti qu'une énergie inhabituelle circulait entre ces trois femmes, que le tout était supérieur à la somme de ses parties, etc., etc., mais le jeu de piano "total" de Sylvie Courvoisier, gracieux, lyrique, puissant, insensé, se détachait quand même nettement dans ce qui fut pour moi un authentique big bang musical. Et c'est à Sylvie que je suis spontanément allé exprimer mon émotion à la fin du concert, c'est à elle que je suis allé acheter une poignée de disques qui font depuis partie de mes préférés. Et a partir de ce soir-là, le fantasme logique d'entendre Sylvie improviser seule au piano, en concert ou sur disque, n'a fait que grandir et grandir dans mon esprit chamboulé. Sylvie en piano solo, c'était déjà arrivé une fois, au tout début de sa carrière : elle avait donné un concert pour la radio suisse, mais depuis cette performance confidentielle, la bande dort quelque part sur une étagère helvète - elle ne sera probablement jamais éditée. Je croyais naïvement, à cette époque où je commençais tout juste à me familiariser avec les musiques "nouvelles", que les albums en duo piano/batterie - Birds of a Feather, avec Mark Nauseef, et Lavin, avec Lucas Niggli - seraient de bons palliatifs, qu'on y "entendrait mieux le piano" que sur Black Narcissus ou Abaton (hum). Evidemment, la musique de Sylvie en solo ne ressemble en rien à ses duos, quels qu'ils soient (et qui eux-mêmes déclenchent d'autres réflexes que le jeu en trio, quartet, quintet...). A deux, on est déjà un groupe, et on converse. Bien sûr. Jeudi, dans la minuscule et chaleureuse salle de concert du superbe Centre Culturel Suisse de Paris, Sylvie était donc (enfin) seule face à son piano. La veille à Bordeaux, deux sets, un improvisé le midi, un concert d'études pour piano le soir, paraît-il, nous, on a eu encore mieux que ça, un mélange. Du silence : le concert a déjà commencé. Puis c'est l'étude numéro 1, du pur Sylvie Courvoisier, un découpage-collage minutieux de notes solitaires et de silences translucides qui se colorent les uns-les autres, comme sur le superbe Ianicum composé autrefois pour le trio Abaton. Abaton, on y pense forcément, cette géométrie personnelle à l'abstraite gravité, la netteté des contours, une musique ni joyeuse, ni triste, ni foldingue, jamais, une musique simplement musicale, parce que cette femme elle-même est musique. Il y a un côté théorique, assez roide à cette étude qui explore avec méticulosité certains recoins harmoniques et mélodiques déjà visités dans les compositions les plus sérieuses de Sylvie. Ce qui fut merveilleux, encore plus que l'étude en elle-même, c'est comment Sylvie l'a spontanément prolongée par une longue improvisation, ramifiant, rajoutant de partout des branchages, des appendices de bruit à cette musique quasiment minérale au départ. Applaudissements, l'étude numéro 2, et puis ce sera à nouveau cette alternance de composé et de spontané, Sylvie griffonne des pages et des pages de post-scriptums sublimes à ces lettres musicales écrites et jouées chez elle à Brooklyn, alterne le frais, le froid, le brûlant. En improvisation, Sylvie part encore plus loin que d'habitude. Sur certains morceaux, elle n'actionne pratiquement pas les touches de son clavier, jouant à même les cordes ou les percutant à l'aide d'une impressionnante collection de maillets (l'un deux était fait d'un bâton et d'une balle magique en caoutchouc). Parfois, souvent même, c'est directement sur le son que Sylvie Courvoisier travaille, l'une des pièces jouées étant essentiellement constituées de résonances, de fantômes de notes de musique. Et la configuration particulière du tout petit auditorium du Centre Culturel Suisse donnait toute sa dimension à cette musique de sons et de bruits - à la limite du silence, parfois. Par exemple, on a pu profiter de ces moments incroyables où Sylvie jouait simplement des pédales du piano, sans toucher le clavier ou les cordes, rappelant un peu - beaucoup même - la pulsation du blues des ancêtres, a priori bien loin de son univers et pourtant présent en ombre dans de nombreux morceaux de la pianiste (je pense à la Goualante de l'Idiot, par exemple). Dans le même genre, aussi, ce nouveau gimmick consistant à râcler les touches sans les faire sonner, juste le son de l'ivoire. Parfois aussi, et ça vous ne l'entendrez pas sur le disque, Sylvie joue quelques notes simplement au dessus du clavier, sans même l'effleurer, et le silence (!) produit est bien sûr aussi de Sylvie Courvoisier, autant que les myriades de notes ou les accords denses et puissants qui viennent l'encadrer. Je n'avais jamais rien vu ni entendu de tel. En une heure (dont deux ou trois rappels), on aura eu l'occasion de contempler de multiples facettes - souvent inédites, et on n'est pas encore au bout de nos surprises - de l'art de Sylvie Courvoisier. Je n'ai pas parlé de cette bossa nova fragmentaire et improvisée qui évoquait un peu Dog Town Road (sur Music For Violin and Piano) ou Azziel (sur Malphas), ni de cette petite mélodie presque jazz rendue simplement bouleversante par une baguette de batterie tombée sur les cordes, ni de tout le reste. Deux oreilles, un cerveau, l'équipement de réception n'est pas franchement à la hauteur de la performance. Mais c'est ce qui fait une partie de la beauté de l'oeuvre de Sylvie Courvoisier, et de la musique vivante en général, n'est-ce pas? On sera quand même bien content d'avoir un album, mi-improvisé, mi-composé, à se mettre sous la dent d'ici quelques mois - les concerts de la tournée en solo étant précisément destinés à répéter et tester les morceaux en vue de l'enregistrement du CD. Un CD qui nous promet encore de longues et belles soirées de musique inouïe... Merci Sylvie! (qu'est-ce que vous vouliez que je dise d'autre?)

Pour entendre le concert, c'est quelque part au milieu de cette page...