Passer toute une soirée en compagnie de John Zorn, vous en rêviez, et finalement, c'est moi qui l'ai fait. Bon, je n'étais pas tout seul, on était même serrés comme des sardines sous le chapiteau de la Pep, public varié et ambiance de concert rock, pas très étonnant vu l'aura acquise et savamment entretenue par ce compositeur/improvisateur atypique au cours des dernières décennies. Alors Zorn aurait pu choisir un hymne rigolard de son Acoustic Masada pour ouvrir le concert et mettre tout le monde d'accord, mais c'est tout seul, simplement armé de son saxo vermoulu, qu'il a attaqué la soirée. S'en est suivi quelque chose comme une demi-heure de pur bruit qui pense, pas vraiment l'entrée en matière la plus confortable, pour nous comme pour lui, qui se lance d'emblée dans des jeux de souffles inspirés des joueurs de didgeridoo - prélude à une exploration méticuleuse de l'ensemble des possibilités sonores de son instrument. Zorn lâchera comme ça des centaines de sons tous différents, souvent bizarres et inhabituels (il arrive à imiter une basse, ou à émettre des sortes de canons ou de mini-symphonies bruitistes - mais zéro harmonie au sens habituel, et pratiquement zéro mélodie aussi à se mettre sous la dent au cours de cette première partie). Un type qui fait semblant de jouer de la basse avec son saxo, ou qui se met, deux secondes après, à triller comme un rouge-gorge, on verrait ça dans l'émission de Patrick Sébastien, on trouverait ça curieux, balèze éventuellement, mais pas très palpitant. Mais là, petit à petit, malgré la structure chaotique des improvisations zorniennes, émerge façon iceberg une certaine cohérence, voire une certaine beauté, pas forcément sur le coup, mais plutôt lorsque certains des sons émis par Zorn en solo entrent en résonance avec ceux de l'Acoustic Masada ou de Painkiller, un peu plus tard dans la soirée. Cette sorte de numéro de cirque théorique, cette musique en pièces détachées, serait un peu comme l'alap des ragas indiens, une façon de préparer l'oreille aux réjouissances plus complexes et plus virtuoses qui suivront, et qui elles-mêmes ne prendront vraiment des couleurs que grâce à cette entrée en matière. Ou comme les douches froides collectives d'avant la piscine. Mais une fois de plus et curieusement, la plupart des gens ont visiblement apprécié le show de façon beaucoup plus spontanée et immédiate que moi, et semblent avoir trouvé très musicaux tous ces tours de passe-passe zorniens à base d'appeaux, de verres d'eau ou de sax privé d'embouchure. En tout cas, ce qui est sûr, c'est que la majorité d'entre nous n'avions jamais rien entendu de tel.

Applaudissements, que dis-je, ovation, rideau, et voici l'Acoustic Masada - John Zorn (saxophone alto), Dave Douglas (trompette), Greg Cohen (contrebasse) et Joey Baron (batterie). Un bel échantillon représentatif de l'avant-garde jazzistique new-yorkaise, et pourtant, le spectacle n'aura pratiquement rien en commun avec ce que j'ai pu vivre il y a trois semaines, devant et derrière la scène, avec les fabuleux New York Downtown Allstars d'Herb Robertson. Les thèmes de l'Acoustic Masada sont à la fois tordus et simples, parfois presque pop, et les diverses improvisations à la trompette ou au sax peuvent toujours compter sur une base rythmique souple mais robuste, qui ne sort jamais tout à fait de ses gonds mais laisse toujours ce qu'il faut d'espace pour permettre aux uns et aux autres de délirer - et chacun aura droit à son petit quart d'heure sous les projecteurs, bien mérité d'ailleurs, étant donné la saveur exceptionnelle que peut prendre un solo de basse ou de batterie entre les mains de musiciens de cette trempe. Des délires cependant minutés, réglementés par le maître de cérémonie, improvicalculateur aussi précis qu'au cours du premier set, qui a l'air de tenir à avoir toujours le dernier mot. Bien sûr, personne ne nous a vendu l'Acoustic Masada comme un groupe d'improvisation libre et débridée sans Dieu ni maître, mais je constate juste qu'à moyens égaux, les All Stars avaient su nous faire vibrer pas seulement par leur virtuosité et leur puissance de feu, mais aussi par leur capacité à promener leurs états d'âme à cent pieds au dessus du sol, et à continuer de soir en soir à se surprendre eux-mêmes autant qu'ils nous surprennent. Schématiquement, on pourrait comparer l'équipe de Zorn à une bande de fous du volant qui se tirent la bourre sur un de ces circuits ovales que les Américains apprécient tant, là où les hommes de Robertson se contenteraient - et c'est déjà pas mal - de mener leur barque dans le brouillard qu'ils ont eux-même tissé. Ce qui est fascinant autant que déroutant, aussi, chez Masada, c'est cette frénésie à passer d'un sous-genre à l'autre, et on aura entendu de la musique juive du futur, du be-bop, du free-jazz, et parfois tout ça à la fois, toujours dans la joie et la bonne humeur, mais en frôlant parfois l'exercice de style. Mais bon, ce n'est pas parce qu'ils ont l'air de faire ça tous les matins en se rasant, ou parce que d'autres ont inventé le jazz avant eux, qu'il faut bouder son plaisir, et le nôtre, de plaisir, fut grand en compagnie de ces quatre-là.

Pour achever la soirée, et nous avec, Painkiller, super-groupe super-bruyant constitué de Zorn au saxo, de Bill Laswell à la basse, et de Tatsuya Yoshida à la batterie. Les Dupond-Dupont, s'ils écoutaient Painkiller, pourraient se quereller pendant des heures pour savoir si c'est du rock parfumé jazz ou du jazz gonflé d'énergie rock, pas nous, on se prend juste le trente-huit tonnes entre les oreilles, déjà, tout simplement, parce que ça joue très fort, ensuite parce que le groupe ne nous laisse pas la moindre microseconde de répit entre les différentes sections de la longue improvisation qu'ils nous ont offerte. La virtuosité et le goût pour les bizarreries sonores passent ici au second plan, c'est l'efficacité qui prime, la basse de Laswell (parfois à 8 cordes, parfois jouée en slide) vous attrape par les tripes, et la batterie de Yoshida fait aussi un peu plus qu'enfoncer des portes ouvertes, on déguste. Zorn est toujours à fond dedans mais se montre plus discret, à l'autre bout de la scène, il faut dire que Laswell est son aîné et qu'il n'a rien à lui envier question notoriété ou influence. La musique utilise certains procédés empruntés au rock le plus dur mais ne s'attarde sur aucun des nombreux styles visités - ah, les passages dub étaient particulièrement bons. Comme pour les deux premières parties, la maîtrise technique des musiciens est totale, et la cohésion du groupe paraît inébranlable, mais il y a un petit truc en plus cette fois, cette force irrésistible, cette faculté de nous transformer instantanément en caisses de résonance sur pattes. "Tu fais ce que tu veux de nous!", hurlait un mec bourré derrière moi, et à ce moment de la soirée, il avait parfaitement raison.

Belle soirée, donc, trois heures (moins les entractes) de virtuosité et d'excellence pures sans couacs ni compromis. Toujours, en arrière-plan, cette étrange obsession zornienne du contrôle, comme si chaque note jouée devait forcément être une pièce dans le jeu d'échecs dément imaginé par le maestro. On peut toujours trouver l'ensemble trop ceci et pas assez cela, n'empêche que ces trois concerts aussi différents que parfaitement cohérents/complémentaires au final, nous auront procuré beaucoup de plaisir, et que l'on aurait bien passé une ou deux ou dix heures de plus avec Maître Zorn et ses amis...