Tout commence avec Bo Weavil, et malgré leur allure anonyme de vendeurs de guitares entre deux âges, affublés de ces étranges casquettes sans visière qu'arborent tous les bluesmen blancs et chauves de la Terre, ça s'annonçait plutôt bien. Duo chant-guitare/batterie, voilà qui me renvoyait directement à cet excellent concert de la Fat Possum Blues Caravan quelque part à la fin des années 90 au Terminal Export. 3 groupes (T Model Ford, 20 Miles - projet parallèle du guitariste du Blues Explosion, Paul 'Wine' Jones), 6 musiciens, 4 accords (en comptant large), et une foule de sensations que seul le vrai bon blues peut vous procurer. Le hic, c'est que le concert du duo français n'aura vraiment décollé (et encore...) que sur la toute dernière chanson, une (énième) ressucée de Rollin' And Tumblin', menée par une guitare slide calibrée, millimétrée, certes entraînante mais jamais surprenante. Bien sûr, le blues ne tolère aucune approximation, sinon ça ne prend tout simplement pas, mais de là à le jouer comme des robots... Les Bo Weavil ont sûrement été desservis par un volume sonore (pour une fois) trop faible, pas assez enveloppant, qui faisait que cette musique censée sortir des tripes n'atteignait jamais tout à fait les nôtres - en fait, l'intensité (sonore) est montée d'un cran à chaque concert pour atteindre son apogée (et les limites du supportable, pour un jeune vieux comme moi) à la fin du set de Lucky Peterson. Mais le jeu-même de ces deux mecs paraissait lui aussi "bridé" hier soir, aucune fantaisie, aucun dérapage même contrôlé, juste du poum-poupoum-poupoum-poupoum-poupoum tout du long, du blues à l'ancienne, mais le coeur n'y était pas, et bon sang ça faisait presque mal de les entendre redresser plus ou moins inconsciemment les titres tordus de glorieux anciens comme Howlin' Wolf (lequel n'avait d'ailleurs rien demandé à personne). Evidemment, refaire la tour de Pise au niveau à bulle, en ces temps de risque zéro et de principe de précaution, c'est plus sûr pour tout le monde, mais quand on sait qu'on peut trouver l'intégrale de Robert Johnson à la foire à 1 euro du Cora où je fais mes courses, on se demande où est l'intérêt d'aller passer plusieurs heures debout, coincé au milieu d'une foule de gens pas toujours marrants, à écouter ces deux pantins ultra-statiques au faux accent amerloque horripilant ("meurci bôkiouw!") mettre en pièces un héritage construit dans la douleur sur des décennies par des types pour qui le blues était un peu autre chose qu'un hobby ou un choix professionnel édicté par quelque conseiller d'orientation - psychologue mal informé. On pourrait aussi parler de cette façon de chanter "juste, mais faux" qui m'évoque tout à fait le Clapton forcé de la période From The Cradle (l'album de reprises blues), mais il vaut mieux que je passe directement aux bons moments de la soirée, car il y en a eu.

Le Duke Robillard Band, en voilà une belle bande de vrais Américains (mention spéciale à ce sax baryton barbichu qui semblait fraîchement descendu de son pick-up, et à ce bassiste à casquette incroyablement vieux que tout le monde s'attendait - à tort - à voir clamser en cours de route), et ils n'ont pas encore joué la moindre note qu'on pressent déjà que la musique, qu'elle soit bonne ou mauvaise, sera en tout cas tout aussi "authentique" que leur dégaine roots. Il n'est pas donné à tout le monde d'avoir la classe dans une chemise à motif "léopard", pas plus qu'il n'est aisé de parvenir à ressuciter le jump-blues version T-Bone Walker par un soir d'octobre 2006, sous un chapiteau, à Nancy. Le Duke y parvient pourtant sans se forcer, pas pour rien que la veuve de T-Bone l'a intronisé héritier officiel et naturel de son mari. Cette fois-ci, on ne se posera pas de question, de toutes façons, on est en plein dedans, comme si justement ce qui manquait à ce monde de fous, c'était une bonne dose de proto-rock'n'roll riche en cuivres et en bonne humeur. Les morceaux sont longs, pour ne pas dire allongés, chacun y va de son (plus ou moins) petit solo, mais on aurait pris autant de plaisir si le Duke et sa bande n'avaient joué qu'un seul titre d'une heure, tellement ça joue bien. Ces types-là savent d'instinct que le blues n'est pas un vieux joujou magique qu'on leur a refilé pour qu'ils s'amusent avec mais un meccano sensible et fragile aux pièces minuscules, qu'il s'agit de remonter chaque soir avec doigté et précision. Eux jouent vraiment juste, et tapent très fort, ça n'empêche pas, plus fort que ton groupe de gangsta rap préféré ou que Rammstein, leur blues est un pic, un cap, un camion de là-bas, une mécanique rutilante, avant tout, et parfaitement huilée. De l'efficacité, mais aussi beaucoup de virtuosité (payante) et, tout simplement, de l'inspiration. Les soli de Robillard ont beau être extrêmement longs, ils ne le sont jamais assez pour nous, car on a affaire à l'un des derniers honnêtes hommes sur cette planète à maîtriser l'art subtil de la conversation guitaristique, et on l'écoute donc bouche bée. Sans jamais faire de tapage inutile ou sortir des limites stylistiques qu'il s'est fixé, il sait toujours nous prendre et nous surprendre, l'ensemble est très nerveux mais les virages négociés avec souplesse, et ça marche aussi bien sur les blues lents que sur les presque rocks qui décoiffent. En tout cas, je regrette encore plus aujourd'hui de l'avoir loupé lors de son passage récent "chez Paulette" à Pagney-derrière-Barine, ça devait être encore autre chose que sous le grand chapiteau de la Pépinière.

La soirée s'est achevée (vers une heure ou une heure et demie du mat') avec le concert de Lucky Peterson, le genre de truc qui, en principe, vous maintient éveillé jusqu'au bout. Lucky, aussi à l'aise à l'orgue Hammond qu'à la guitare électrique, un virtuose sûr de lui et de ses effets, joue une musique puissante, agressive même, qui n'a pas beaucoup changé depuis la dernière fois que j'avais vu le gars il y a une petite dizaine d'années. A savoir, un "cocktail explosif" de blues électrique cabotin à la Buddy Guy, de soul rugissante, de funk qui slappe à donf et de gospel - mais en version télévangémachinchose. On est donc sommé de frapper dans ses mains, d'acclamer le maître à chaque fois qu'il fait le singe ou quand il s'amuse à couvrir le son de l'orchestre en chantant sans micro assis sur le bord de la scène (car Lucky est un chanteur puissant et généreux - non je n'ai jamais bossé chez Jacques Vabre pourquoi? - on ne peut pas lui enlever ça). D'habitude je suis plutôt gentil et docile comme gars, mais taper des mains en cadence et brailler en choeur comme un crétin, je n'ai jamais su faire. Aller voir Lucky Peterson en concert, c'est donc un peu comme se taper un blockbuster américain (pléonasme?) au multiplexe du coin de la rue : on y va en se disant qu'on va en prendre plein la vue (et les oreilles) et que ça va pas trop nous prendre la tête, et puis finalement, on en sort juste agacé, voire franchement consterné, d'avoir subi les sempiternelles même vieilles ficelles pendant une heure et demie, et d'avoir pu anticiper la fin du film dès la troisième seconde. Bien fait pour les esthètes, donc, ils n'avaient qu'à aller voir Anouar Brahem à la salle Poirel à la place. Pas de nuances, pas de sentiments, pas de chansons, non plus, tiens (même si à certains moments, le groupe joue quelques mesures de Voodoo Child (Slight Return) ou de Changes, histoire de nous donner ce qu'il croit qu'on attend). A la place, on a une grosse jam entre virtuoses (qui ne jouaient même pas spécialement bien ce soir), informe et souvent moche et indigente, avec solos de basse de dix minutes, batterie assourdissante bastonnant systématiquement sur chaque fin de "morceau", et encore tous les trucs spectaculaires qu'on peut imaginer... Dommage pour mes oreilles, dommage pour le blues, et pourtant je suis sûr que ces mecs savent le jouer en plus.

Dommage pour le blues, ça ferait une bonne conclusion au récit de cette longue soirée, mais ce serait quand même injuste, déjà, parce que la plupart des gens dans le public ont eu l'air de prendre leur pied d'un bout à l'autre, et d'autre part parce que Duke Robillard et son groupe nous auront tout de même rappelé, avec brio et simplicité, que le blues n'était pas encore bon pour la casse ou les musées, qu'il était resté une musique vivante, entraînante, encore et toujours le remède idéal pour soigner les bleus de l'âme.