Un concert comme ça, bien sûr ça se mérite, il aura donc fallu braver des intempéries en tous genres, passer le Col de Saverne et la rivière Zorn (ça ne s'invente pas), et s'offrir quelques beaux tournicotages autoroutiers autour de Strasbourg, entre autres. Mais une fois arrivé, il n'y avait plus qu'à se caler dans l'un des profonds fauteuils façon multiplexe de cinoche du Pôle Sud et à profiter du spectacle. La semaine dernière, dans cette petite salle luxembourgeoise pas spécialement faite pour accueillir des concerts, les musiciens se trouvaient juste à notre hauteur, presque parmi nous, et je ne sais pas ce qu'en ont pensé les autres mais moi, mercredi, j'avais vraiment souffert avec ces cinq artistes-là, enfin, pas souffert, mais disons que je m'étais senti aussi concerné qu'eux par la quête de la note juste qui semblait alors les animer. A Strasbourg, même en étant placé idéalement, comme je l'étais (pile au milieu du deuxième rang), même aux instants les plus volcaniques de leur show, il y avait toujours comme une barrière invisible entre les musiciens juchés sur leur estrade et nous autres spectateurs en contrebas, et du coup, c'est presque une leçon de musique qu'on s'est pris dans la tronche, en lieu et place de la mandale cardiaque de la dernière fois. Oui, tiens, parlons des sons, plutôt que de l'emballage - mais pour cette musique perpétuellement en chantier (pas pour rien que les deux morceaux joués s'appelaient Sick(s) Fragments et Elaboration), l'emballage a aussi son importance, il conditionne même directement le contenu, peut-être au moins autant que l'inspiration des artistes ou le déficit de sommeil qu'ils ont accumulé au fil de la tournée. Alors voilà, collez un groupe d'improvisateurs exténués, portant barbe de trois jours (enfin, surtout Tim Berne) et fringues élimées, sur une scène large et accueillante (le Steinway était super, paraît-il), baignée de spots à la lumière veloutée, qu'est-ce qu'ils jouent? Fatalement, des improvisations moëlleuses, à la virtuosité confortable, montées sur suspension plutôt que suspendues au dessus du vide, et ça a son charme aussi, le groupe paraît moins tendu, dans tous les sens du terme, que la semaine dernière, regards souriants et apaisés, les partitions à peine visibles cette fois, sauf sur le pupitre du maître de cérémonie, qui se régalait toujours autant de suivre les aventures toujours inattendues, quoi qu'on en dise, des petites bulles d'encre noire qu'il avait posées là quelques mois auparavant. Virtuosité confortable, donc, les chemins sinueux tracés entre eux par les musiciens au début de la tournée sont pratiquement devenus des autoroutes, trafic fluide sur le réseau ce soir, et la structure quasi-mathématique des morceaux n'en apparaît que plus clairement, dans toute la diversité de ses climats et de ses situations d'échanges en duo, trio, quatuor ou quintette. On se permet aussi des fantaisies techniques que l'on avait pas encore osées, mais d'un autre côté, la rage qui avait présidé à la sortie de terre d'une poignée de plans incroyables (de piano, notamment) la semaine dernière s'est transformée, concert après concert, en "énergie propre", comme on dit maintenant, genre renouvelable, et ça marche aussi, mais différemment. On regrette un petit peu les batailles déchirantes de Sylvie (qui était bien patraque ce mardi) à Dudelange, et la folie brutale de certains passages collectifs, mais on reporte aussi volontiers son attention sur d'autres aspects de la musique, et sur d'autres membres du groupe : j'avais surtout adoré Sylvie et Mark Dresser (le bassiste) le 27 septembre, le 3 octobre, ce sont les trois autres - Tim Berne, supersonique, Herb Robertson, qui faisait pleurer son cornet comme un insecte, et Tom Rainey, ce batteur phénoménal de précision - qui m'auront le plus épaté. Ce qui n'a pas changé d'un pouce, en tout cas, c'est l'excellence du groupe dans son ensemble, et son grand respect du public, impliquant - même si des automatismes se sont forcément créés au fil des jours et des soirs passés ensemble - le rejet ferme et définitif de la moindre ficelle improvisatoire. Deux grands concerts, deux expériences différentes, donc, et en principe suffisamment de bonheur musical emmagasiné pour tenir jusqu'au concert de Sylvie en solo à Paris le mois prochain (plus que 35 jours).....